Jeudi dernier, en fin de matinée, des centaines de manifestants se sont rués à l'intérieur de l'immeuble qui abrite les bureaux du gouverneur régional dans le centre de Lviv, la grande ville de l'ouest de l'Ukraine.

Ils ont forcé le gouverneur Oleh Salo à signer une lettre de démission - qu'il a contestée dès le lendemain. Trop tard : les bureaux qui symbolisent le pouvoir central dans cette ville de plus de 700 000 habitants sont désormais entre les mains de l'opposition.

Dans les 48 heures qui ont suivi, 10 autres gouverneurs nommés par le président Viktor Ianoukovitch ont ainsi été évincés de leurs fonctions, pacifiquement dans la majorité des cas. Le phénomène suit ce qu'on appelle ici la «ceinture orange», soit les régions qui ont voté majoritairement pour les candidats de l'opposition aux dernières élections, dans l'ouest et dans le centre du pays.

Ce que cela signifie exactement, sur le terrain, n'est pas vraiment clair. « Tout est calme, il n'y a pas de chaos et toutes les institutions fonctionnent normalement », m'assurait hier Roman Kalytchak, professeur à l'Université Ivan Franko, à Lviv.

Selon lui, en saisissant les immeubles du gouvernement, les militants anti-régime de Lviv, Ternopil ou Vinnytsia ont surtout voulu protester symboliquement contre la répression violente des manifestations dans la capitale.

Une confrontation qui a fait cinq morts et des centaines de blessés, la semaine dernière - une première dans l'histoire de l'Ukraine post-soviétique. Ces affrontements, mais aussi les lois répressives adoptées à la hâte pour freiner les manifestations, ont causé un véritable électrochoc, constate Roman Kalytchak. Mais il reste convaincu que le régime contesté a encore la situation bien en main.

D'autres spécialistes de l'Ukraine n'en sont pas aussi certains. Dans la plupart des villes où ces mini «prises de palais» ont eu lieu, l'opposition contrôlait déjà les conseils locaux élus par la population.

Ces conseils ont des pouvoirs limités. Les opposants demandent maintenant qu'ils ratissent plus large et qu'ils se soustraient au pouvoir central, dit Sergiy Kudelia, de l'Université Baylor, au Texas.

Ces villes passées aux mains de l'opposition « ne sont plus dirigées par personne, cette situation ne pourra pas durer éternellement », s'inquiète-t-il.

Plus significatif encore, des tentatives d'assaut contre les symboles du pouvoir central ont aussi eu lieu à l'extérieur de la «ceinture orange», souligne Dominique Arel, titulaire de la Chaire d'études ukrainiennes à l'Université d'Ottawa. Jusqu'à maintenant, elles ont échoué. « Mais c'est la preuve que la contestation s'étend. »

Selon lui, la situation est inquiétante et explosive. «C'est une crise sans précédent, que personne n'a vu venir.» Et si le régime s'accroche, on pourrait se retrouver dans une situation d'insurrection prolongée, voire de guerre civile, craint Dominique Arel.

Voilà qui rejoint l'avertissement lancé hier par l'ex-président ukrainien Leonid Kravtchouk : attention, le pays est au bord de la guerre civile.

Le mouvement de protestation contre le régime ukrainien est né en novembre, quand Kiev a décidé de tourner le dos à l'Union européenne. Deux mois plus tard, le pays est au bord du gouffre. L'opposition s'est radicalisée. Le fameux «maïdan», la place centrale de Kiev où se tiennent les grandes manifs, n'appartient plus uniquement aux trois grands partis opposés au régime. On y retrouve des anarchistes, des ultranationalistes, et même des houligans habitués à semer la pagaille dans les stades de foot.

Après avoir tenté de réprimer la révolte dans le sang, Viktor Ianoukovitch s'est retrouvé confronté à une aile «modérée» de son parti, qui a refusé de soumettre le pays à la loi martiale. Les oligarques, qui tirent les ficelles dans l'ombre, poussent aussi dans la voie de l'apaisement.

Les rues de Lviv et de Kiev sont actuellement calmes, tandis que le président, grand joueur de poker dans ses loisirs, essaie d'abattre ses meilleures cartes et de remettre le couvercle sur la marmite bouillonnante. Tout ça sous l'oeil vigilant de Moscou.

Mais ce calme est ultra-précaire. Car après deux mois de confrontation, les protestataires refusent de se contenter de simili réformes. Ce n'est pas un premier ministre marionnette qu'ils veulent voir partir, mais celui qui tirait ses ficelles. Et qui a progressivement concentré tous les pouvoirs entre ses mains. Soit le président Viktor Ianoukovitch. Lequel ne semble pas du tout prêt à faire ses valises.

L'épreuve de force se poursuit, donc. Et son issue se joue désormais, en partie, loin de la capitale et de son célèbre «maïdan».