Combien y en a-t-il eu, des hommes ou des femmes comme lui, depuis 100 ans? Combien y en a-t-il eu tout court?

Combien y en a-t-il eu, des hommes ou des femmes comme lui, depuis 100 ans? Combien y en a-t-il eu tout court?Des libérateurs qui ont eu le courage de rester intègres, l'intelligence de ne pas s'accrocher à leurs dogmes, la sagesse de quitter le pouvoir au moment opportun? Et aussi la chance de ne pas mourir avant d'avoir atteint leur objectif?

J'ai beau chercher, je n'en trouve pas des tonnes, de héros qui aient su survivre à leurs accomplissements sans rien perdre de leur lustre, ou qui ne se soient pas transformés en despotes une fois qu'ils ont réussi à faire tomber quelque tyran.

Il y a bien eu Gandhi, mort assassiné moins de six mois après que l'Inde ait accédé à l'indépendance. Vaclav Havel, aussi, le président-philosophe qui a mené avec doigté la transition postcommuniste de la Tchécoslovaquie, permettant à ce pays de se scinder en deux avec douceur.

Et puis? Et puis, il y a eu Nelson Mandela, l'homme qui est venu à bout de l'abject régime de l'apartheid, en Afrique du Sud.

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«Je suis fondamentalement un optimiste», confie Mandela dans son autobiographie, Un long chemin vers la liberté.

Et un optimiste, façon Mandela, c'est quelqu'un qui «garde la tête tournée vers le soleil». Quelqu'un qui ne cède pas au désespoir, ce chemin direct vers «la défaite et la mort».

Et pourtant, il n'a pas manqué d'occasions pour sombrer dans le défaitisme. Celui que ses compatriotes surnomment Madiba, le nom de son clan, est le descendant d'une lignée royale déchue de son pouvoir. Élevé dans une hutte, il deviendra l'un des premiers Noirs africains à obtenir un diplôme universitaire. Et l'un des premiers avocats noirs en Afrique du Sud.

Il joint le Congrès national africain (ANC) dès les années 40, alors que le pays amorce sa descente vers une ségrégation raciale impitoyable. C'est en 1960, après le massacre de Sharpeville, quand la police tue 69 manifestants pacifiques, que Nelson Mandela remet en question le principe de la désobéissance pacifique.

Dans son autobiographie, il explique ce virage en citant ce proverbe africain: «Les attaques d'une bête sauvage ne se combattent pas les mains nues.» Quand l'oppresseur recourt à la violence, il «définit la forme que doit prendre la lutte», poursuit-il.

Avec des idées comme ça, difficile de rester en liberté. Mandela passera 27 années en prison. Avec le temps, le plus célèbre prisonnier de Robben Island deviendra le symbole de la lutte contre l'apartheid. Un symbole de plus en plus dérangeant pour Pretoria, qui essaiera de l'acheter, avec des promesses de liberté.

Mais il n'a jamais accepté de brader ses principes. Pour lui, c'est un homme, un vote, ou rien du tout. En attendant, pas question d'abandonner la lutte armée. Ou d'approuver quelque formule alambiquée qui aurait maintenu la majorité noire dans une position d'inégalité.

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Un homme à lui seul peut-il changer l'Histoire? Ou lui faut-il un contexte favorable, sans lequel les plus grands des héros seraient voués à l'échec?

Au début des années 90, un vent d'espoir soufflait sur la planète, emportant les dictatures, forçant Israéliens et Palestiniens à se parler, créant l'impression que la paix et la justice étaient promises à un bel avenir.

En s'accrochant à l'apartheid, malgré les sanctions internationales, l'Afrique du Sud ramait à contre-courant. Son régime de ségrégation était probablement condamné, à plus ou moins brève échéance. Mais sans la force tranquille de Mandela, son effondrement aurait pu provoquer un bain de sang.

«Mandela, c'était la voix de la raison. Il a fait des compromis qui ont retiré le tapis sous les pieds des extrémistes», dit le sociologue de l'Université d'Ottawa Pierre Beaudet, qui vivait à Johannesburg au moment de la libération de Mandela.

Intraitable pendant son incarcération, Mandela s'est montré conciliant dès sa sortie de prison. Il s'est empressé de rassurer les Blancs, promettant qu'ils ne perdraient pas leurs emplois, qu'ils pourraient garder leurs terres et leurs entreprises. Il a aussi insisté pour que la Commission de vérité et de réconciliation, un modèle du genre, s'attarde sur les dérapages de l'ANC.

À l'époque, les extrémistes blancs et les milices zouloues de l'Inkhata étaient prêts au grand affrontement. Si la guerre civile a pu être évitée, c'est un peu, beaucoup, grâce à Mandela.

Nelson Mandela n'a pas combattu l'apartheid seul. L'Afrique du Sud n'était pas la Libye de Kadhafi. Il y avait des syndicats, des Églises, un mouvement d'opposition organisé. Mais son intransigeance, pendant les années de révolte, et son attitude conciliante après, ont permis un atterrissage démocratique en douceur.

«Il faut travailler avec l'ennemi, écrit Mandela dans son autobiographie, et cet ennemi devient alors votre associé.»

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Et maintenant? L'Afrique du Sud n'est pas le paradis sur terre. C'est l'un des pays les plus violents et les plus inégalitaires de la planète.

Mandela a cédé la gestion quotidienne de l'État deux ans après avoir été élu président, se contentant d'un rôle symbolique, avant de tirer sa révérence. Il réservait ses interventions publiques à des enjeux essentiels. Comme l'épidémie de sida, que son successeur Thabo Mbeki refusait de lier à la contamination par le VIH.

Les choses iraient-elles mieux en Afrique du Sud si Mandela était resté plus longtemps aux commandes? Qui sait.

Ce qui est sûr, c'est que Madiba restera dans l'histoire comme l'homme qui a mené son peuple vers la liberté, avec sagesse et élégance. Des qualités que l'on cherche en vain chez les libérateurs de ce début de siècle.