À l'époque où il était maire d'Istanbul, Tayyip Erdogan a un jour comparé la démocratie à un train dont on descend au moment d'arriver à destination.

Élu à trois reprises avec des majorités enviables, le premier ministre turc a emprunté ce train avec succès. Mais ces jours-ci, il découvre que sa métaphore ferroviaire a des limites. Et que les électeurs qui l'ont porté au pouvoir n'ont pas du tout envie qu'il abandonne la démocratie à la gare.

Après les législatives de 2011, qu'il a remportées avec 49% des voix, «Tayyip Erdogan a commencé à se comporter comme un sultan», constate le journaliste Ragip Duran.

Arrestations de militaires, médias muselés, système judiciaire sous influence, multiplication de mesures restreignant les libertés au nom d'un islam de plus en plus conservateur: le régime Erdogan a progressivement resserré sa poigne sur le pays.

Cette dérive autoritaire s'est accélérée au cours des dernières semaines. À la fin du mois d'avril, un tribunal a condamné le musicien Fazil Say à 10 ans de prison pour ses gazouillis jugés contraires à l'islam. À la fin du mois de mai, l'écrivain Sevan Nisayan a été condamné à la détention pour crime de blasphème.

Depuis peu, les agentes de bord de la compagnie aérienne Turkish Airlines n'ont plus le droit de maquiller leurs lèvres en rouge. La pilule du lendemain n'est plus offerte en vente libre. La vente de l'alcool est interdite après 22h.

Dans ce champ de libertés qui rétrécit à vue d'oeil, la décision de raser un petit parc derrière la célèbre place Taksim a agi comme la proverbiale goutte d'eau faisant déborder un verre trop plein.

«On a tous été surpris par l'ampleur des manifestations», dit Sinan Ulgen, chercheur à fondation Carnegie, à Istanbul. Il attribue cette explosion sociale à une longue accumulation de frustrations et au «style de gouvernance» du régime au pouvoir.

Selon lui, le pays vit des évènements uniques: jamais dans l'histoire de la démocratie turque n'a-t-on vu des manifestations spontanées d'une telle ampleur. Un mouvement pacifique, qui est allé jusqu'à rassembler sous une même bannière les trois équipes de football rivales!

Mais attention: malgré quelques similitudes, la place Taksim n'est pas la place Tahrir. Et le printemps turc est différent des printemps arabes de 2011.

D'abord, parce que la Turquie a une tradition démocratique et un gouvernement dont la légitimité ne fait aucun doute, malgré ses égarements. Ce qui n'était pas le cas en Égypte, en Libye ou en Tunisie.

Ensuite, parce qu'en Turquie, le mouvement de protestation ne peut pas être récupéré par des islamistes d'autant plus populaires qu'ils ont été victimes de répression. Ici, les islamistes sont au pouvoir depuis une décennie. Ils ne sont pas opprimés, mais oppresseurs...

Et finalement, le soulèvement turc survient après des années de croissance économique effrénée. Et non après des décennies de déclin. Durant les années Erdogan, les revenus des Turcs ont triplé, les exportations ont quintuplé, les investissements étrangers ont décuplé.

Ce n'est pas la pauvreté qui précipite les gens dans la rue. Mais plutôt un ras-le-bol devant un gouvernement de plus en plus arrogant, qui se croit autorisé à régner à coups de décrets.

«Ce que nous demandons? Que le gouvernement arrête d'opprimer les gens, qu'il écoute le peuple», dit un traducteur d'Istanbul, qui s'est joint au mouvement de protestation dès le deuxième jour.

À vrai dire, ce gouvernement qui se croit téflon, ce projet de développement urbain grossièrement imposé à la population d'Istanbul, et ce tonitruant «écoutez-nous» lancé, casseroles à l'appui, à un pouvoir trop sûr de lui... ça ne vous rappelle rien?

Le mouvement de protestation qui s'étend en Turquie a comme des accents d'un printemps érable bien de chez nous.