Brandon Bryant en a vu, des choses, depuis le cockpit de son avion. Des paysans qui cultivaient leurs champs. Des gamins jouant au soccer. Des couples faisant l'amour sur le toit de leur maison.

À force de regarder vivre des villageois afghans, il finissait par connaître leurs habitudes. Il finissait même par les aimer un peu. Puis, venait l'ordre de tirer. Et là, il voyait des gens mourir.

Brandon Bryant ne se trouvait pas vraiment dans un avion, mais dans une roulotte, sur une base de l'armée de l'air américaine, au Nouveau-Mexique. À 10 000 kilomètres du village afghan qu'il «survolait» en dirigeant son drone, qui lui a permis, en cinq ans, d'exécuter des dizaines de gens.

Une fois, c'était un enfant. Ce jour-là, il avait reçu l'ordre de pointer son laser sur une maison de terre, coiffée d'un toit de chaume. Trois secondes avant l'impact, un enfant est apparu dans le coin de l'écran sur lequel Brandon Bryant suivait le progrès de l'opération. Trop tard pour éviter l'explosion. Après, l'enfant avait disparu.

- Est-ce qu'on vient de tuer un enfant? a demandé Brandon à son copilote. Celui-ci pensait que oui.

Les deux hommes ont posé la question sur la fenêtre de clavardage de leur écran.

- C'était un chien, a répondu le militaire qui surveillait de loin leur travail.

Mais Brandon Bryant n'avait jamais vu un chien marcher sur deux pattes. Il reste convaincu que ce jour-là, un enfant est mort, pour rien, entre Baghlan et Mazar-e-Sharif.

Est-ce cet incident qui l'a convaincu d'abandonner l'armée de l'air? Ou encore ce matin où il s'est entendu dire: «Quel putain de salopard allons-nous tuer aujourd'hui?»

Toujours est-il qu'un jour, Brandon Bryant s'est effondré. Il n'est pas le seul pilote de drone à avoir payé d'un choc post-traumatique les nombreuses heures passées à traquer l'ennemi sur son écran. Près d'un tiers d'entre eux souffrent d'épuisement émotif, selon une étude de l'armée.

Les pilotes de drones ne risquent pas leur vie. Mais contrairement aux «vrais» pilotes, ils sont condamnés à observer en détail les conséquences de leurs actes. Des gens qui agonisent, des restes humains éparpillés. Pour plusieurs, c'est assez pour devenir fou...

Brandon Bryant a eu le courage de se confier aux médias à son retour chez lui, dans le Montana. Il a parlé de son sentiment de culpabilité, de ses nuits sans sommeil, de ses rêves en infrarouge. Après avoir été cloîtré pendant cinq ans dans le «cerveau» d'un drone, l'homme de 27 ans s'est retrouvé propulsé dans l'oeil d'un cyclone qu'il avait lui-même déclenché. Demandes d'entrevues, courriels haineux. C'était trop. Alors, il a décidé de ne plus y répondre. Et de panser ses blessures.

«Ce qui m'a le plus frappé, chez Brandon, c'est comment il a pu être à la fois aussi près et aussi loin de la communauté afghane qu'il surveillait», dit Nicola Abe, journaliste allemande qui a publié une grande entrevue de l'ex-soldat, dans le magazine Spiegel.

Assez près pour voir les gens faire l'amour sur les toits. Mais assez loin pour ignorer le stress que subissent les gens qui vivent sous la menace des drones...

Selon une étude réalisée par des chercheurs de l'École de droit de l'Université Stanford, qui se sont intéressés aux drones américains au Pakistan, la présence de ces engins commandés à distance «terrorise les hommes, les femmes et les enfants.»

«Les drones sont terrifiants (...) Leur vrombissement est un constant rappel d'une mort imminente», a confié un des villageois aux auteurs de l'étude. Ayant entendu ce bruit de tondeuse à gazon pendant quatre jours à Gaza, l'automne dernier, je n'ai pas de peine à le croire...

Le recours aux drones n'est pas nécessairement illégitime, ni illégal, affirme Andrea Prasow, de Human Rights Watch. Mais certaines frappes pourraient constituer des crimes de guerre. Sauf que pour le savoir, encore faudrait-il avoir accès aux informations sur la guerre des drones. Or, actuellement, celle-ci est menée dans le plus grand des secrets. Comme s'il ne s'agissait que d'un jeu vidéo sans conséquence...

Comme si cette guerre que l'on fait sans y être était plus propre que la guerre traditionnelle.

Mais c'est une illusion. Comme le montre l'exemple de Brandon Bryant, cette guerre, la guerre de Barack Obama, peut faire mal à ceux qui la subissent. Mais aussi à ceux qui la font...

Entre 2000 et 4000 personnes ont été tuées par des frappes de drones américains au Pakistan, depuis neuf ans. Combien de terroristes? Combien de civils? La pression se fait de plus en plus grande pour obtenir des réponses à ces questions. L'ONU vient de déclencher une enquête à ce sujet. Un jour, les drones pourraient devenir le Guantánamo du président Obama...