Le conflit syrien dure depuis si longtemps que les mots pour en rendre compte ont perdu beaucoup de leur capacité à nous émouvoir. Après 18 mois et 20 000 morts, chaque nouveau massacre n'est qu'un massacre de plus, se fondant dans un magma de charniers et de villes bombardées.

Mais cette impression de déjà-vu est trompeuse. Au cours des dernières semaines, la guerre civile syrienne est entrée dans une nouvelle phase. Et le tournant du conflit se joue, ces jours-ci, à Alep, la métropole syrienne qui est restée longtemps imperméable aux turbulences qui agitaient le reste du pays.

Avec ses 4 millions d'habitants, Alep est la plus grande agglomération urbaine de la Syrie. C'est aussi une ville prospère, libérale, ouverte sur le monde, célèbre pour ses attraits culturels et sa cuisine. Elle abrite une population métissée, dont de nombreux chrétiens, mais aussi des musulmans sunnites dont plusieurs s'étaient rangés jusqu'à maintenant derrière le régime Assad, sinon par enthousiasme, du moins par intérêt.

Pourquoi Alep ne se soulève-t-il pas? se demandait-on tandis que des manifestations étaient réprimées quotidiennement à Daraa, Homs ou Damas. Réponse: parce que les riches commerçants de cette ville étaient plutôt bien traités par la caste au pouvoir, indépendamment de leur confession et de leur appartenance ethnique.

Les insurgés se sont lancés à l'assaut d'Alep le 19 juillet. Il y a eu des manifestations, des attaques contre des postes de police, puis contre la télévision locale. L'armée syrienne a répliqué. Comme ailleurs, les combats se font à armes inégales: kalachnikovs et lance-roquettes contre jets, tanks et artillerie lourde.

Aux dernières nouvelles, les rebelles contrôleraient la moitié du territoire de la ville. Dans un scénario qui ressemble à ce qu'on a vu ailleurs, l'armée du régime tente de les affaiblir avant de lancer son offensive générale.

Quelque 200 000 habitants ont déjà fui Alep. Plusieurs vivotent dans des villages voisins où leur situation est extrêmement précaire, selon Anna Neistat, qui est passée la semaine dernière en banlieue d'Alep, pour Human Rights Watch. Les rescapés lui ont décrit les bombardements incessants, les coupures d'eau et d'électricité, les pénuries de pain. Pas de destruction massive, du moins pas encore, mais la chape de plomb de la peur.

Parallèlement, on assiste aussi, à Alep, à une multiplication d'assassinats de présumés «loyalistes» du régime. Une vidéo macabre qui circule sur l'internet depuis une semaine montre des combattants anti-Assad en train d'arroser de balles des hommes appartenant à une famille de chabihas, les cruelles milices de Bachar al-Assad.

L'Armée syrienne libre s'est dissociée de cet exercice de justice pour le moins sommaire. Selon les témoignages recueillis par Anna Neistat, «il n'y a pas de phénomène massif d'exécutions publiques à Alep, mais la vidéo diffusée sur YouTube ne représente pas non plus un cas unique». C'est assez, en tout cas, pour créer un malaise au sein de l'opposition syrienne. Rafif Jouejati, Syrienne établie aux États-Unis que j'avais rencontrée l'hiver dernier à Montréal, et qui consacre tout son temps à aider les militants anti-Assad, se désole: «Si nous ne surveillons pas mieux l'Armée syrienne libre, on va échanger une dictature pour une autre...»

Bref, la plus grande ville syrienne s'embrase chaque jour davantage. Les bombardements s'intensifient. Les positions se radicalisent. Au milieu du conflit, des milliers de civils se battent pour survivre.

La bataille d'Alep est cruciale, pas seulement en raison du poids économique et démographique de cette ville, mais aussi à cause de sa position stratégique. Les insurgés syriens se sont installés dans quelques villages voisins. En prenant le contrôle d'Alep, ils s'accapareraient un pan de territoire appuyé sur la frontière d'un pays qui les soutient: la Turquie. Un peu comme les rebelles libyens qui s'étaient emparés de Benghazi. Et qui avaient obtenu la protection militaire de l'OTAN quand l'armée de Kadhafi s'apprêtait à reprendre cette ville.

En d'autres mots, la chute d'Alep donnerait aux insurgés un territoire clair à défendre. Et ouvrirait ainsi la voie à une éventuelle intervention militaire étrangère. Raison de plus pour inciter le régime Assad à déployer tous ses canons pour défendre la ville. À moins de miracle, à Alep, le pire reste à venir...