Il y a quatre jours, les Tunisiens ont vécu un moment charnière, presque aussi important que le fameux 14 janvier 2011, jour où ils ont vu fuir leur dictateur, l'ex-président Zine el-Abidine Ben Ali.

Sauf que les débats constitutionnels sont moins spectaculaires que les révolutions populaires. Aussi, ce tournant est-il passé un peu inaperçu.

Lundi dernier, donc, le parti islamiste Ennahda, qui domine la vie politique du pays depuis la chute de la dictature, a mis un terme à des mois de tergiversations en affirmant sans l'ombre d'une ambiguïté qu'il refuse d'inclure la charia dans la future Constitution tunisienne.

L'actuelle Constitution décrit déjà l'islam comme la religion nationale de la Tunisie. Mais la loi fondamentale du pays est en voie de révision. Et des islamistes radicaux se battent pour y ajouter une référence explicite à la charia - la fameuse loi islamique.

Le débat fait rage depuis plusieurs semaines. D'un côté, les tenants du maintien de la laïcité. De l'autre, des ultraradicaux qui veulent islamiser la vie publique. Parmi eux, plusieurs salafistes, ce mouvement rétrograde qui prône un retour aux pratiques de l'époque de Mahomet. Mais des voix pro-charia s'expriment aussi à l'intérieur même du parti Ennahda.

L'affrontement est virulent et déborde largement du cadre de l'Assemblée constituante, chargée de réécrire la Constitution. Encore dimanche, quelque 8000 salafistes ont manifesté à Tunis pour la charia. Quelques voix dans la foule en ont profité pour appeler à la «guerre contre les Juifs.» Ça donne une idée du climat.

Il y a des mois que les salafistes, qui étaient durement réprimés par le régime autoritaire de Ben Ali, essaient de tourner le printemps tunisien à leur profit. L'une des principales universités de Tunis est le théâtre d'une campagne de harcèlement pour le retour du niqab, actuellement interdit.

Des militants salafistes ont aussi fondé une «police du vice et de la vertu» et intenté un procès contre une station de télévision parce qu'elle a osé diffuser Persépolis, ce magnifique dessin animé qui raconte la vie d'une fillette sous la révolution iranienne, et qui montre Dieu sous des traits humains.

Le député Sadok Choum représente ce même courant radical au sein même du parti Ennahda. Récemment, il a appelé à des punitions physiques contre des grévistes.

Tiraillés par des tensions internes, les dirigeants d'Ennahda avaient là une belle occasion de prouver qu'ils sont les islamistes modérés qu'ils prétendent être. Et ils l'ont fait, lundi, lorsqu'ils ont refusé de céder à la menace des salafistes et rejeté l'idée de fonder la justice tunisienne sur la loi de la charia.

La partie n'est pas encore jouée. Le texte de la future Constitution n'est pas encore écrit. L'affrontement entre islamistes radicaux et modérés peut encore nous réserver bien des surprises. Mais enfin, ce rejet de la charia montre bien que la domination religieuse n'est pas une fatalité dans les pays musulmans libérés de leurs autocrates.

Les islamistes ont le vent dans les voiles dans tous les pays qui ont été balayés par le Printemps arabe. Avec ce «non» tunisien, la laïcité vient de remporter une première victoire. Et elle est porteuse d'espoir.

Les Égyptiens ont eux aussi entrepris d'écrire leur première Constitution démocratique. Mais la comparaison avec la Tunisie s'arrête là. Il faut dire qu'à la suite des élections d'octobre, Ennahda a dû s'allier avec deux partis laïques pour pouvoir gouverner. Rien de tel en Égypte, où salafistes et Frères musulmans ont remporté plus des deux tiers des voix au scrutin de novembre. Résultat: ils font, grosso modo, ce qu'ils veulent.

Nommée samedi dernier, la commission constituante, chargée de réécrire la loi fondamentale du pays, compte 100 membres. Parmi eux, combien de femmes? Six. Combien de chrétiens? Une poignée. La vaste majorité des membres de cette commission sont des députés islamistes. Des personnalités qui ont joué un rôle de premier plan dans le soulèvement de 2011, tel l'écrivain Alaa al-Aswany, n'ont pas été invitées à participer à l'exercice. Insultés, mis en minorité, une vingtaine de membres de la commission sont partis en claquant la porte. Et mercredi, les membres de la commission constituante ont élu leur président. Eh oui, c'est un leader islamiste.