Tous les matins, vers 4h, Rafif Jouetati s'installe à son ordinateur pour recueillir les dernières nouvelles de Syrie. Des manifestations à Damas. Des funérailles à Homs. Une opération policière dans un quartier d'Alep.

Ces bribes d'informations lui parviennent par Skype ou par courriel. Elle les traduit de l'arabe à l'anglais pour les publier sur la page Facebook des Comités locaux de coordination - l'une des trois instances de l'opposition syrienne, celle qui organise les protestations pacifiques contre le régime de Bachar al-Assad.

Vendredi matin, les nouvelles sont tombées en rafale après une panne de l'internet. Il y en avait tellement que Rafif Jouetati n'arrivait pas à suivre la cadence.

«C'est un travail très stressant. Toute la journée, je traduis des nouvelles qui parlent de mort et de destruction», confie cette consultante en gestion qui a mis sa vie professionnelle entre parenthèses pour se consacrer au mouvement de contestation contre le régime de Bachar al-Assad.

D'origine syrienne, mais née et établie aux États-Unis, Rafif Jouetati est aussi la porte-parole des Comités locaux de coordination à l'extérieur de la Syrie. Quand je l'ai rencontrée, hier matin, elle avait les yeux tirés de quelqu'un qui n'a pas eu une vraie nuit de sommeil depuis longtemps.

«Mes jours se mélangent, je vis sur plusieurs fuseaux horaires à la fois», a-t-elle confié en fumant une cigarette devant l'hôtel montréalais où elle venait de terminer son premier «quart de travail» sur Facebook.

En plus de relayer les dernières convulsions de ce pays qui s'enfonce dans un conflit de plus en plus sanglant, Rafif Jouetati se consacre aussi à une tâche plus sombre: dresser le registre des victimes de la répression.

En décembre dernier, l'ONU avait estimé que 5400 personnes avaient été tuées depuis le début du soulèvement contre le régime syrien. En janvier, elle s'est dite incapable de continuer le décompte. D'autres sources évoquent le nombre de 6000 morts.

Mais selon l'estimation des Comités locaux de coordination, 8700 personnes ont perdu la vie au cours des 11 derniers mois.

«Nous avons des règles très strictes. Chaque nom est vérifié et contre-vérifié auprès de témoins et de proches parents de la victime», assure Rafif Jouetati.

Quand je lui demande ce qu'elle ressent quand elle inscrit l'un après l'autre les noms de ces disparus, ses yeux se remplissent d'eau. «C'est difficile de répondre à cette question. Chacun de ces noms représente le père ou l'enfant de quelqu'un. Si nous ne les rapportons pas, ils resteront anonymes.»

Parfois, parmi ces victimes, elle aperçoit un nom familier. De proches parents de ses amis. Ou des membres éloignés de sa famille.

Mais Rafif Jouetati est bouleversée par sa sordide comptabilité même quand elle recense de parfaits inconnus. Il y a un mois, elle s'est retrouvée avec une liste de 500 morts à traduire en anglais. Les noms étaient accompagnés d'une fiche de renseignements: âge, ville, profession, circonstances de la mort. En voyant ces détails, Rafif Jouetati avait l'impression de voir toute une vie émerger devant ses yeux.

«J'imagine leur quartier, ce qu'était leur vie. Et aussi, ce qu'aurait pu être leur vie.»

Le pire, c'est quand les victimes sont des enfants à peine plus jeunes que les siens. Son ventre se noue, et elle pense à tout ce que ces enfants n'auront jamais l'occasion de connaître.

«Quand on parle de 8700 morts, ce n'est qu'un chiffre. Mais quand on met un nom sur chaque chiffre, ça les humanise. C'est un peu comme si on les ramenait à la vie...»

Anthony Shadid, correspondant du New York Times à Beyrouth, a été l'un des premiers journalistes étrangers à entrer en Syrie, au printemps dernier. Dans un article saisissant, il a raconté sa traversée de la frontière, à moto, avec un militant anti-Assad, puis ses rencontres avec les jeunes leaders du mouvement de protestation.

Je lui ai téléphoné après son retour à Beyrouth, pour en savoir plus sur son voyage. Réponse: «C'est la chose la plus dangereuse que je n'aie jamais faite de ma vie.»

Pourtant, ce grand journaliste, gagnant de deux prix Pullitzer, n'en était pas à sa première incursion en terrain dangereux. En 2002, il a été blessé d'une balle, à Ramallah, en Cisjordanie. L'an dernier, il a été arrêté avec d'autres journalistes par les milices pro-Kadhafi, en Libye.

Mais le danger n'est pas toujours là où on l'imagine. Anthony Shadid est retourné en Syrie la semaine dernière. Il est passé par la frontière turque et a emprunté des routes de montagne, à cheval. Jeudi, sur le chemin du retour, il a été terrassé par ce qui semble être une crise d'asthme, causée vraisemblablement par une réaction allergique aux chevaux. Plus absurde que ça...