Ils avaient mis bien du temps avant de descendre sur la place Tahrir, en février dernier. Et certains d'entre eux n'y sont arrivés que dans le tout dernier wagon, alors que le pouvoir du président Hosni Moubarak ne tenait plus qu'à un fil.

Neuf mois plus tard, ils sont les grands gagnants des premières élections démocratiques à avoir lieu en Égypte depuis plus de 60 ans.

Eux, ce sont les islamistes. D'abord ceux du mouvement des Frères musulmans, relativement modérés, qui semblent avoir décroché plus de 40% de ce premier tour de vote. Puis, les salafistes du parti Al-Nour, des fanatiques religieux qui veulent revenir aux pratiques de l'époque de Mahomet. Et qui paraissent assurés de 25% des voix.

Le succès des Frères musulmans était prévu et inévitable. Tolérés durant les dernières années du règne de Hosni Moubarak, ils ont tissé au fil des ans le réseau social le plus organisé dans tout le pays. Forcément, ils détenaient de nombreuses longueurs d'avance sur les partis laïcs nés dans l'exaltation du printemps égyptien. Il restait à savoir avec qui ils allaient former le gouvernement issu de ce premier vote libre. Tout indique que ce sera avec les salafistes. Car si la tendance se maintient aux deux prochains tours de la manivelle électorale, tous les islamistes combinés pourraient contrôler plus des deux tiers de l'Assemblée nationale.

«C'est un grand choc», m'a dit le politicologue Ali Dergham, quand je l'ai joint au Caire, vendredi soir. Catastrophique, ce résultat? «Pas encore, mais si ça continue dans la même veine, oui, ce sera la catastrophe.»

La majorité des Égyptiens pratiquent un islam conservateur. Il n'est donc pas étonnant qu'un parti islamiste se taille une place importante au sein d'un gouvernement élu par la population. Telle est, après tout, la loi de la démocratie.

Mais dans le scénario qui semble se dessiner en Égypte, les voix islamistes de toute intensité risquent de dominer le Parlement. Et ce, à un moment crucial: celui où sera écrite la première Constitution d'une Égypte libre.

Dans le jeu des alliances, les salafistes auront désormais le pouvoir de tirer les Frères musulmans vers un discours plus radical. Pour vous donner une idée du genre d'Égypte dont ils rêvent, je me suis replongée dans des notes que j'avais prises en mars, à l'occasion d'une visite de la chaîne de télévision salafiste Huda TV, dans un quartier périphérique du Caire.

«Nous avons un point de vue très modéré», a d'abord assuré le rédacteur religieux de Huda TV, Mustafa Salim. Puis, il a entrepris de m'expliquer les vertus du code punitif islamique. «L'islam ne dit pas qu'il faut couper la main de tous les voleurs. Si quelqu'un vole un livre, on l'enverra simplement en prison. Mais s'il vole une auto, sa main sera tranchée.»

Grâce au pouvoir dissuasif de ce genre de sanctions, l'Arabie saoudite a un des plus bas taux de criminalité dans le monde, a fait valoir mon interlocuteur. Puis, il s'est mis à rêver: «Imaginez, si le Canada adoptait des lois semblables, vous n'auriez plus besoin de fermer les portes de vos autos à clé!» Merci Mustafa, je vais continuer à verrouiller mes portes...

Mustafa Salim est assez représentatif de ce courant islamiste radical. La plupart des salafistes prônent le port du niqab, estiment que les femmes doivent rester à la maison, veulent censurer l'art et interdire l'alcool, même aux touristes. Récemment, un cheikh salafiste a voulu arrêter un spectacle dans un campus universitaire, sous prétexte qu'il s'agissait d'un acte «haram»: interdit par le Coran.

Comment se fait-il que des islamistes aussi radicaux aient pu décrocher autant de votes? Au printemps dernier, on estimait que leur taux de popularité ne dépassait pas 5%!

«En Égypte, la pauvreté augmente, le chômage aussi, et les salafistes parlent un langage qui touche les électeurs ordinaires», dit Mustapha al-Sayyid, de l'Université américaine du Caire.

Il souligne que pendant la campagne électorale, les salafistes ont modéré leur discours. Mais qu'avec ces résultats inespérés, ils risquent de pousser les Frères musulmans dans une voie plus conservatrice.

Ali Dergham avance d'autres raisons pour expliquer ces résultats consternants: l'argent et la fraude électorale. Il est convaincu que l'Arabie saoudite, berceau du salafisme, a contribué généreusement aux caisses du parti Al-Nour. Et que cet argent a permis aux salafistes non seulement de répandre leur message, mais aussi carrément d'acheter des votes.

Après cet électrochoc, les libéraux laïques se précipiteront peut-être vers les urnes dans les prochains tours de vote, espère Ali Dergham. Mais d'autres analystes soulignent que le scrutin se poursuivra dorénavant dans des provinces autrement plus conservatrices que le Caire. Et que la tendance observée cette semaine a toutes les raisons de se confirmer.

Les jeux ne sont pas encore faits. Vendredi, les Frères musulmans ont juré qu'ils n'allaient pas inviter les salafistes à former le prochain gouvernement. Et puis, il faut encore voir comment réagira le Conseil suprême des forces armées, qui contrôle l'Égypte depuis la chute de Moubarak. Une partie de bras de fer féroce se dessine entre l'armée et les islamistes, prédit l'analyse Shadi Hamid.

Mais dans tous les cas de figure, ces jeunes adultes qui avaient été les premiers à descendre dans la rue pour défier la dictature risquent bien de se faire voler leur révolution.