Camille Otrakji se décrit comme un pacifiste. Mais malgré la violence qui s'abat sur les opposants dans son pays natal, la Syrie, il refuse d'appuyer les protestataires réprimés. Et son coeur penche plutôt en faveur du président Bachar al-Assad.

Tortures, assassinats de civils, tirs à balles réelles contre des foules pacifiques: Human Rights Watch a documenté à deux reprises les exactions du régime syrien. Cette semaine, un rapport de l'ONU a alourdi davantage le bilan. Il dénonce des crimes contre l'humanité, y compris à l'endroit d'enfants.

N'est-il donc pas devenu moralement impérieux de soutenir les manifestants anti-Assad, quoi qu'on pense de leur organisation? Quand je lui pose cette question, Camille Otrakji répond simplement: «Non.»

Dans la jeune quarantaine, Camille Otrakji est arrivé à Montréal au début des années 80, avec son père, employé de l'Organisation de l'aviation civile internationale. Il a étudié à l'Université Concordia et il dirige aujourd'hui une petite boîte d'informatique qui loge sur l'avenue du Parc, près de Sherbrooke.

Mais ces jours-ci, l'homme d'affaires montréalais n'a vraiment pas la tête au boulot. Il passe l'essentiel de son temps à suivre les événements qui déchirent le pays de son enfance. Et à exposer les faiblesses des opposants du régime.

Exemple: lundi, il a publié sur sa page Facebook un lien vers un article révélant les liens entre les rebelles syriens et un leader islamiste en Libye. Hyperactif sur l'internet, ce Montréalais est devenu une des principales voix critiques du soulèvement syrien. Il a été cité par le New York Times, la BBC. Nous nous sommes rencontrés la semaine dernière, dans un restaurant près de son bureau.

Pendant près de deux heures, il m'a expliqué les raisons de son engagement. Dans les notes que j'en ai gardées, je retrouve des arguments qui tirent dans toutes les directions. Les contestataires se livrent à de la désinformation, selon lui. Leur mouvement n'est pas aussi important que ce que l'on croit. Le nombre de victimes civiles n'est pas aussi élevé que ce qu'on en a dit.

Tout ça reste très difficile à évaluer, puisque le gouvernement syrien ne laisse entrer aucun journaliste ou organisme humanitaire à l'intérieur du pays. Ça laisse penser qu'il a des choses à cacher, n'est-ce pas, Camille? Il me répond que le régime a de bonnes raisons d'avoir été «déçu par des journalistes».

Puis il laisse tomber cette phrase: «C'est vrai qu'Assad a fait des erreurs, mais la révolution est bien plus effrayante que son régime.»

Il faut dire que Camille Otrakji fait partie de la minorité chrétienne syrienne. Pour lui, le régime de Bachar al-Assad n'est pas seulement une dictature prête à tout pour se maintenir au pouvoir. C'est aussi une barrière protectrice. Et il n'est pas le seul à voir les choses de cette façon.

De tous les pays arabes où les dictateurs ont vacillé sous la pression populaire, cette année, la Syrie est de loin le plus diversifié. Sur le plan religieux, avec ses 75% de musulmans sunnites, ses 10% de chrétiens de toute obédience et ses 10% de musulmans alaouites, au pouvoir depuis des lunes. Mais sa mosaïque ethnique est tout aussi variée: Kurdes, Druzes, Assyriens, Turkmènes...

«On peut dire ce qu'on veut du régime syrien, mais il a accordé un statut égalitaire à ces minorités, qui ont maintenant peur de l'arrivée au pouvoir massive des sunnites», dit la politicologue Marie-Joëlle Zahar.

Les divisions socio-économiques se superposent à cette trame déjà compliquée. En arrivant au pouvoir, il y a une décennie, Bachar al-Assad a libéralisé l'économie du pays. Il y a des gens qui en ont profité. Et qui veulent continuer à en profiter.

Quatre principaux groupes soutiennent le régime, résume le chercheur Sami Aoun. La grande bourgeoisie sunnite et urbaine, qui ne veut pas perdre ses privilèges. Les Allaouites, qui craignent les représailles après des décennies de dictature. Les chrétiens qui ont peur des islamistes. Et les Kurdes, qui ont peur des Turcs - de plus en plus influents dans la région.

Cela n'empêche pas certains membres de ces groupes de s'être joints au mouvement de contestation, qui travaille fort pour montrer un front uni contre Bachar al-Assad. N'empêche: l'opposition syrienne est réellement contestée en Syrie et dans la diaspora. Bien plus que ce qu'on a pu voir en Égypte, en Tunisie ou en Libye.

Beaucoup de Syriens s'accrochent à leur dictateur comme à une planche de salut. Ils se trompent peut-être. Mais leur peur est bel et bien réelle. Combien sont-ils? Environ 30%, selon Sami Aoun. C'est bien sûr une approximation, difficile à vérifier tant que la Syrie restera bouclée à quadruple tour. Mais si c'est le cas, ça fait beaucoup de monde.

Et tous ces gens regardent ce qui se passe chez leurs voisins. Ils pensent à l'Irak, où le renversement de Saddam Hussein a été suivi par des années de guerre civile sanglante. Ils pensent à l'Égypte, où des extrémistes religieux brûlent des églises coptes. Ils pensent aux élections tunisiennes et égyptiennes, qui profitent aux islamistes. Et ils se disent que Bachar al-Assad est peut-être, après tout, un moindre mal.