Que s'est-il passé exactement dimanche, au Caire, près de la tour de la télévision nationale? Selon la version officielle, un affrontement entre des voyous et des manifestants chrétiens a dégénéré au point de forcer l'armée à intervenir. Dans le feu de l'action, il y a eu 24 morts et plus de 300 blessés.

Mais cette version ne correspond pas à ce que rapportent les témoins de cette explosion de violence, de loin la pire depuis la chute du président Hosni Moubarak, il y a huit mois.

Parmi ces témoins, il y a Lobna Darwish, jeune femme de 25 ans qui a marché avec des milliers de manifestants du quartier chrétien de Shoubra jusqu'à la télévision nationale, dimanche après-midi. Dans la foule, il y avait surtout des chrétiens, qui protestaient contre la destruction récente d'une église, mais aussi plusieurs «vétérans» de la place Tahrir. «Il y avait des grands-parents, des enfants, et personne n'était armé», raconte Lobna Darwish, que j'ai jointe par téléphone, hier.

«Environ 15 minutes avant d'arriver devant la télévision nationale, la police militaire a commencé à nous tirer dessus», indique l'étudiante en sociologie qui a alors couru se réfugier dans une autre rue, où elle a débouché sur une scène d'horreur. «J'ai vu des blindés qui zigzaguaient, ils roulaient comme des fous, en ciblant des gens, c'était terrifiant.» Dans le chaos, Lobna a vu trois manifestants blessés par balle, un jeune homme écrasé par un blindé...

À un moment de la soirée, la télévision nationale a appelé la population à voler au secours de l'armée, supposément attaquée par des chrétiens. C'est là, selon Lobna, que des civils armés d'épées et de bâtons sont apparus dans les rues pour s'en prendre aux manifestants.

Lobna avait déjà vu la police militaire réprimer des manifestations dans l'Égypte post-Moubarak. Mais jamais avec une telle violence, ni avec un tel souci de mise en scène, qui n'est pas sans rappeler le fameux «mercredi des chameaux», journée où le régime d'Hosni Moubarak avait déployé ses baltagueyas, ou voyous rémunérés, pour se positionner comme l'ultime rempart contre le chaos.

Selon Lobna, le but de la manoeuvre est clair: après avoir pris le relais du régime déchu, théoriquement de façon provisoire, l'armée refuse de céder la place.

Lobna Darwish n'est pas la seule à penser que les autorités militaires s'accrochent au pouvoir. Et que leur stratégie est calquée sur celle employée pendant des décennies par le président déchu: profiter de tensions interconfessionnelles pour justifier la méthode forte.

On n'a pas besoin d'être paranoïaque pour deviner que derrière les événements de dimanche se profile une stratégie: celle d'un régime de transition qui n'a plus envie de passer la main. Au cours des dernières semaines, le Conseil suprême des forces armées a multiplié les initiatives en ce sens, explique le magazine The Atlantic, dans un article très éclairant. L'état d'urgence vient d'être prolongé pour une année, les procès militaires contre des civils se multiplient, la Loi électorale a été modifiée en faveur de candidats proches de l'ancien régime, la censure a été rétablie...

«Tous ces gestes montrent que la junte militaire croit pouvoir imposer des mesures aussi sévères [...] que les méthodes utilisées par Moubarak», affirme The Atlantic. Et puis, il y a cette entente signée entre les autorités et les principaux partis politiques ouvrant la porte au report de l'élection présidentielle jusqu'en... 2013!

«Ce qui se passe en Égypte en ce moment, ce ne sont pas tant des affrontements entre des musulmans et des chrétiens qu'une tentative de provoquer le chaos et le mécontentement», a écrit le premier ministre Essam Sharaf sur sa page Facebook.

Cela ne signifie pas que les tensions interconfessionnelles sont inexistantes. Les salafistes, islamistes ultraradicaux, ne se gênent pas pour cibler les églises coptes. Mais les autorités militaires ne font pas trop de zèle pour les en empêcher. Le scénario n'est pas nouveau. Le spectre d'une guerre civile, c'est si utile quand on veut garder le pouvoir.

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