On a évoqué un effet domino, qui allait emporter l'une après l'autre les dictatures qui étouffent depuis des décennies les peuples arabes. Ou alors un scénario à la 1989, lorsque les pays dominés par l'Union soviétique en Europe de l'Est ont réussi à abattre en un temps record le rideau de fer.

Après six mois de révoltes arabes contagieuses, cette image de pièces qui tombent entraînées les unes après les autres dans la même poussée démocratique paraît drôlement optimiste. Même en Égypte et en Tunisie, où les dictateurs sont bel et bien partis, la démocratie progresse à petits pas, avec des avancées et des reculs. Pendant ce temps, la Libye, la Syrie, le Yémen et Bahreïn s'enfoncent dans la répression sanglante, voire la guerre civile, avec des ramifications internationales parfois douteuses, et d'éventuels effets de débordement chez les voisins.

La partie de dominos n'est pas jouée... mais elle s'éternise, et son dénouement est incertain. En même temps, le printemps arabe fait des vagues ailleurs dans le monde arabe, mais aussi en Afrique et peut-être même en Europe. Voici quelques réflexions estivales sur un printemps tumultueux.

La crainte d'un scénario à l'iranienne

Plusieurs craignaient que la chute des dictatures laïques en Tunisie et en Égypte n'ouvre la voie aux organisations islamistes, tels les Frères musulmans. Un peu comme en Iran, quand la dictature du shah a été remplacée par celle des mollahs. À cet égard, le cas égyptien est particulièrement intéressant. Les Frères musulmans profitent effectivement de leur sortie de l'illégalité. Ils sont les mieux organisés pour les élections législatives de l'automne. Mais ils sont aussi égratignés par le grand brassage d'idées qui a suivi la chute d'Hosni Moubarak. Récemment, les patrons du mouvement ont mis à la porte deux leaders réformistes. À la suite de quoi les jeunes Frères musulmans, ceux qui étaient les plus visibles en février sur la place Tahrir, ont claqué la porte à leur tour. Ils veulent fonder leur propre parti politique, plus laïque et modéré que celui de leurs aînés. Jeunes ou vieux, les islamistes réussiront peut-être à gagner beaucoup de votes. Mais dans l'immédiat, un scénario à l'iranienne paraît hautement improbable.

L'effet de prévention

Voyant leurs «collègues» Ben Ali et Moubarak céder devant la pression populaire sous le regard des caméras du monde entier, quelques tyrans ont compris la leçon. La Libye et la Syrie ont barricadé leurs frontières pour tenir les médias à l'écart et massacrer leurs contestataires loin des caméras. Mais d'autres dirigeants arabes n'ont pas pris de risque. Ils ont plutôt tenté d'amadouer leurs manifestants dès les premiers rassemblements publics. Un exemple? Il a suffi que les jeunes Palestiniens descendent dans les rues de Gaza et de la Cisjordanie, réclamer que les deux mouvements rivaux qui les dirigent, le Hamas et le Fatah, cessent de se chicaner, pour que s'amorce la réconciliation. Autrement dit, le printemps arabe a eu un double impact. Il a agi en incitant des dirigeants à ne pas desserrer la moindre vis de leur système répressif. Mais il a aussi agi par effet de prévention.

La justice internationale

La Cour pénale internationale doit décider cette semaine si elle lancera un mandat d'arrêt contre Mouammar Kadhafi. Le cas échéant, on peut s'attendre à une forte controverse. Plusieurs pensent que, en l'acculant au mur, on risque de brûler les dernières possibilités de négocier une sortie politique à la guerre qui l'oppose aux rebelles de l'est de la Libye -guerre dont on ne voit toujours pas le bout, malgré les bombardements de l'OTAN.

Vouloir arrêter un président en exercice, n'est-ce pas contre-productif? Richard Dicker, responsable des dossiers juridiques à Human Rights Watch, croit qu'au contraire, mandat d'arrêt ou non, Mouammar Kadhafi ne veut rien savoir de discuter avec ses opposants. Or, dans le passé, «des mandats d'arrêt ont contribué, à long terme, à établir une paix durable», dit-il. Mais avec une guerre qui s'éternise et une opinion publique occidentale de moins en moins enthousiaste à l'idée d'aller se battre contre Kadhafi, le débat risque de faire des vagues.

La mondialisation de la colère

Les révoltes arabes ne sont pas directement responsables des mouvements de protestation récents au Portugal, en Espagne ou en Grèce. Les contextes y sont complètement différents. Les «indignés» de la Puerta del Sol, à Madrid, ou les manifestants du «mouvement des places» en Grèce ne tentaient pas de renverser de méchants dictateurs. Mais ils exprimaient le même ras-le-bol devant leur avenir bouché, des taux de chômage endémiques et des partis politiques auxquels ils ne croient plus. «Je ne suis pas antisystème, c'est le système qui est anti-moi», clamait une affiche à Madrid.

Et il n'y a pas que l'Europe. La semaine dernière, des manifestants sénégalais ont réussi à faire reculer le président Abdoulaye Wade, qui voulait changer la Constitution pour permettre l'élection au premier tour avec seulement 25% des voix! De l'autre côté de la planète, la Chine est elle aussi secouée par des protestations. Dans la province du Guandong, le sort d'une vendeuse ambulante molestée par les gardes d'un immeuble privé a entraîné des manifestations, durement réprimées par la police. «Il y a un sentiment croissant de frustration dans la population, auquel les dirigeants sont incapables de répondre», selon Kerry Brown, spécialiste de l'Asie pour Chatham House.

Cette colère mondialisée cafouille parfois. Elle peut prêter flanc à la manipulation et à des récupérations diverses. Pas plus en Europe que dans le monde arabe, les manifestants n'ont de recette sûre pour le succès. Parfois, ils savent seulement qu'ils en ont marre. Mais ils sont de plus en plus nombreux à prendre la parole, malgré tout. Et il y a là-dedans quelque chose de très libérateur et de très rafraîchissant.