Un groupe d'amis se retrouve dans une auberge de l'oasis du Fayoum, à deux heures de route du Caire. Entre les bols de molokheya, la soupe traditionnelle égyptienne, et les plats de canard grillé, la conversation flotte un peu mollement, jusqu'à ce qu'on aborde le sujet des attentats du 11 septembre 2001 et de leur présumé commanditaire, Oussama ben Laden.

À ma grande consternation, parmi la poignée d'artistes et d'universitaires qui m'entourent, pas un seul ne croit à la culpabilité d'Al-Qaïda et de son chef. «Voyons donc, il n'est pas assez intelligent pour avoir organisé une attaque aussi complexe», assure l'un des convives. Comme ses compagnons, il voit derrière ces attaques terroristes la main de Washington et, bien sûr, celle d'Israël.

Cette conversation, qui s'est déroulée il y a moins d'un mois, m'est revenue à la mémoire à l'annonce de la mort d'Oussama ben Laden, il y a deux jours. Comment ces membres de l'intelligentsia égyptienne, pas très religieux ni dogmatiques, mais absolument convaincus que les terribles événements du 11 septembre 2001 étaient le fruit d'une machination américano-sioniste, allaient-ils réagir en apprenant que le corps de ben Laden avait été jeté à la mer dans des circonstances nébuleuses? Faute d'images confirmant sa mort, n'allaient-ils pas en conclure qu'il n'avait pas vraiment été tué?

À coup sûr, à leurs yeux, ce serait une preuve supplémentaire d'un sombre complot américano-sioniste. Une raison de plus pour réécrire l'histoire.

Mais pourquoi donc les États-Unis ont-ils décidé de se défaire du corps de ben Laden d'une façon qui ne pouvait que nourrir la suspicion? Selon le département américain de la Défense, faute d'un accord pour l'inhumation de la dépouille, il a fallu procéder rapidement, pour répondre aux exigences de l'islam. Mais cette religion n'accepte pas du tout que l'on jette des corps à l'eau, a rétorqué la plus haute instance de l'islam sunnite, l'Université Al-Azhar, au Caire. Bref, l'explication ne tient pas. Le gouvernement américain a-t-il agi de bonne foi? A-t-on voulu cacher quelque chose? Dans l'état actuel des connaissances, il est impossible de répondre à ces questions. Mais le doute est là. Et il n'est pas le seul.

Oussama ben Laden a été tué lors d'un affrontement armé au cours duquel il a tenté d'utiliser une de ses femmes comme bouclier humain, a d'abord dit John Brennan, responsable du contre-terrorisme à la Maison-Blanche. Mais de nouvelles informations diffusées hier contredisent cette version des faits. Selon le site Politico, deux autres hauts responsables de la Maison-Blanche ont plutôt indiqué que ben Laden n'était pas armé. L'histoire de la femme-bouclier humain, qui a été tuée au cours de l'attaque, semble tout aussi douteuse.

Autre zone d'ombre: dans son allocution de dimanche, le président Barack Obama a assuré que le commando américain avait le mandat d'arrêter le chef d'Al-Qaïda et ne l'a tué que parce qu'il a fait face à de la résistance. Mais selon l'agence Reuters, les membres du commando avaient bel et bien reçu l'ordre de tuer. Pendant ce temps, des analyses expliquant pourquoi ben Laden aurait été un prisonnier bien gênant pour Washington ont commencé à circuler dans les médias...

Attention: il ne s'agit pas de détails anodins. Ces données peuvent faire toute la différence entre une opération menée dans le respect des lois ou une attaque à la Rambo visant à exécuter un ennemi au mépris de toutes les conventions internationales. Car si la mort d'un suspect qui résiste à son arrestation peut se justifier, l'assassinat d'un homme désarmé reste... un assassinat, quand bien même il s'agirait du pire des meurtriers.

«Je suis certaine qu'un récit clair des événements existe à Washington. Oussama ben Laden était-il armé ou non? A-t-il utilisé sa femme comme bouclier ou non? Tant que nous ne le savons pas, il est impossible de porter un jugement sur ce qui est arrivé», dit Andrea Pasow, conseillère en matière de contre-terrorisme pour Human Rights International. Il y a de grosses questions. Et un gros malaise...

«Le monde se porte mieux depuis que ben Laden est mort», ont souligné plusieurs commentateurs au lendemain de la disparition du terroriste. Le monde se serait porté encore mieux si l'homme avait dû répondre de ses actes devant un tribunal. Cela aurait permis non seulement de rendre justice, mais aussi de servir la vérité, en documentant un crime terrible. Et en faisant taire, au passage, les irréductibles tenants de la théorie du complot.