Ali Bengezi travaillait comme caissier dans une banque de Benghazi, la grande ville dans l'est de la Libye. Un jour de 1989, il a servi un client qui voulait retirer de l'argent d'un compte désespérément vide. Le client était furieux. Ali Bengezi s'est emporté. Et il a lancé une phrase qui allait lui coûter la vie. Une phrase qui disait, en gros: «Ce n'est pas ma faute si vous n'avez pas d'argent, mais celle de notre leader.»

Ce ne sont pas des choses à dire au pays de Mouammar Kadhafi. Ali Bengezi a été arrêté quelques heures plus tard. Il a atterri à Abou Selim, une prison sinistre où végétaient des centaines d'autres «contre-révolutionnaires».

Le 28 juin 1996, en fin d'après-midi, des détenus d'Abou Selim se sont échappés de leurs cellules pour protester contre leur isolement et leurs conditions de vie pénibles. Au cours de la boucherie qui a suivi, les forces de sécurité ont abattu environ 1200 prisonniers. Ali Bengezi figurait parmi les victimes.

Sa famille mettra des années avant de connaître les circonstances de sa mort. Son frère Omar a émigré au Canada un an avant le massacre. «Nous n'avions aucune nouvelle de mon frère. Ce n'est qu'en 2002 que nous avons appris qu'il avait été tué», dit Omar Bengezi, joint hier dans un hôpital de Hamilton, où il pratique la chirurgie plastique.

Le massacre des prisonniers d'Abou Selim n'est pas étranger à la révolte qui a embrasé la Libye il y a une semaine. C'est que, pendant des années, les dirigeants libyens ont carrément nié que ce meurtre de masse ait eu lieu. En 2008, le fils du colonel Kadhafi, Saïf al-Islam, a fini par affirmer que le massacre avait fait l'objet d'une enquête et que les coupables seraient poursuivis.

Mais les proches des victimes attendent toujours les résultats de l'enquête. Les procès, n'en parlons même pas. En attendant, les familles ont commencé à s'organiser. Dans ce pays où toute action collective indépendante est interdite, elles ont créé un réseau qui a permis à certaines d'entre elles d'obtenir une compensation financière - mais qui a laissé la majorité largement insatisfaite. Car les familles des victimes cherchaient plus que de l'argent. Elles voulaient connaître la vérité sur la mort de leurs proches. Connaître, par exemple, le lieu où les corps ont été enterrés. Et elles se sont associées à un avocat qui était prêt à prendre le risque de les représenter auprès du régime.

Cet avocat, Fathi Terbil, a été arrêté le 15 février. Apprenant la nouvelle, des proches des victimes d'Abou Selim se sont rassemblés devant le quartier général de la police, à Benghazi. La manifestation a grossi. Il y avait des dizaines de personnes. Puis des centaines. L'avocat a été libéré. Mais la foule est restée. Maintenant, elle réclame la fin du régime.

L'arrestation de Fathi Terbil n'a été que la goutte qui a fait déborder un vase très, très plein, insiste Omar Bengezi. «Ça fait 42 ans que les Libyens n'ont plus le droit de parler. La Libye est l'un des pays les plus riches du monde, mais la majorité de la population vit dans la misère.»

Comme ailleurs, il y a le contexte général d'une dictature étouffante, corrompue et meurtrière. Et l'élément déclencheur qui a conduit à l'explosion.