Commençons par un avertissement: la chronique qui suit marche sur des oeufs. Son sujet: un projet de fusion entre deux grandes organisations juives au Canada. Les fiancés sont le Congrès juif canadien et le Comité Canada-Israël.

Leur union imminente soulève craintes et grincements de dents. À la suite d'une importante réunion tenue dimanche dernier à Montréal, les noces ont d'ailleurs été repoussées de quelques mois.

Mais qu'ils soutiennent ou non la fusion, la plupart des gens au courant du dossier pensent que les jeux sont faits. Et que ces deux grandes institutions finiront par se fondre en une seule.

Ceux qui s'opposent au projet estiment qu'il s'agit d'une union contre-nature. Et craignent qu'un amalgame entre le Congrès juif, qui s'occupe des relations entre la communauté juive et la société canadienne, et une organisation qui défend les intérêts d'Israël, n'aboutisse à une périlleuse confusion des genres.

«La promotion des intérêts d'Israël ne joue pas nécessairement en faveur des intérêts de notre communauté», dit l'un de ces «résistants.»

«Si le gouvernement israélien fait une connerie, la nouvelle organisation sera obligée de le défendre», s'inquiète un autre critique du projet. Dans les coulisses, le ton est dramatique. Certains parlent de «suicide communautaire», ou même d'un coup d'État dans la communauté.

Mais ça, c'est dans les coulisses. Dans l'état actuel des choses, peu de gens sont prêts à exprimer publiquement leurs réserves. L'ancien ministre libéral Victor Goldbloom, qui a présidé le Congrès juif du Québec de 2007 à 2009, a accepté de franchir ce pas. «Je suis troublé par ce qui se dessine», m'a-t-il dit quand nous nous sommes parlé, cette semaine.

Victor Goldbloom a beaucoup travaillé au rapprochement entre la communauté juive et la société québécoise. Il y a deux ans, il a rencontré des Québécois dans tous les coins de la province. Et à 87 ans, il s'apprête à faire une nouvelle tournée du Québec.

Mais il craint que ces efforts de dialogue ne soient menacés par le projet de fusion. Il ne comprend pas pourquoi la survie du Congrès juif, une organisation qui a selon lui fait ses preuves depuis 90 ans, est aujourd'hui remise en question. Et il ne voit pas non plus d'un bon oeil l'amalgame entre les préoccupations locales de la communauté juive et la défense d'Israël.

«Je crois qu'il est préférable de faire une distinction entre ces dossiers», dit-il.

La raison officielle de la fusion, c'est une question d'argent: le financement des organisations juives décline, et les promoteurs du projet parlent d'efficacité, de ressources mises en commun, de rationalisation.

Plusieurs axes de tension se superposent à cet objectif, brouillant un peu les cartes. Des chicanes de personnalités. Des guéguerres entre institutions. Des rivalités politiques entre conservateurs et libéraux. Et même des rivalités entre Toronto et Montréal.

Plusieurs affirment avoir de la difficulté à décoder tous les objectifs qui se cachent derrière cette restructuration. Veut-on mettre au pas le Congrès juif parce qu'on estime qu'il ne fait pas bien son boulot? Veut-on s'assurer que la défense d'Israël passera dorénavant devant les préoccupations locales de la communauté? Ou le contraire? S'agit-il d'un prétexte pour faire un virage à droite?

Rien n'est clair. Ce qui est sûr, c'est que le projet crée beaucoup d'émoi. Chargée de répondre aux questions des médias à ce sujet, la vice-présidente du Congrès juif canadien, Barbara Bank affirme que son organisme est «heureux de jouer un rôle positif» dans le projet de fusion. Mais elle n'en reconnaît pas moins qu'il y a beaucoup d'inquiétude dans l'air.

Ce qui est aussi évident, c'est que la fusion «ne va pas dans le sens de la diversité», comme le souligne l'historien Stephen Scheinberg, membre du Comité Québec-Israël.

Stephen Scheinberg vient de publier un article où il souligne que les Juifs de la diaspora sont de plus en plus en rupture de ban avec les politiques d'Israël. Il cite l'exemple d'un leader de la communauté juive britannique, Mick Davis, qui a critiqué la politique de colonisation de la Cisjordanie. Ainsi que la nouvelle organisation J Street, aux États-Unis, également critique d'Israël - et qui a donné naissance à une réplique européenne, sous le nom de J Call.

En d'autres mots: de plus en plus de Juifs, en Europe et en Amérique du Nord, estiment qu'une association trop étroite avec Israël est un boomerang qui se retourne, forcément, contre eux, et contre des valeurs qu'ils jugent fondamentales. Ils préfèrent garder une distance critique avec l'État hébreu. Et jugent qu'il vaut mieux afficher des points de vue divergents que de s'afficher comme une communauté inconditionnellement acquise à Israël - sous tout gouvernement, et en toute situation.

Au Canada, on semble aller précisément en sens contraire. Au lieu de multiplier les points de vue, on veut parler d'une seule voix. Au risque de donner de nouvelles armes à ceux qui, déjà, mettent tous les péchés d'Israël sur le dos de tous les Juifs...