Elle s'appelait Grise et n'avait que 24 ans quand elle a été abattue d'une balle en plein front, en juin 2009, dans son pays natal, le Mexique. Lorsqu'elle avait été enlevée, en mars de la même année, la jeune femme était enceinte de sept mois. Son corps sans vie portait les traces d'une césarienne. Nul ne sait ce qui est arrivé à son foetus.

Se sentant menacée depuis l'assassinat de son père, mêlé au narcotrafic, Grise avait tenté de se réfugier au Canada, avec sa mère et sa soeur. Leur demande a été rejetée et Grise a fini par être expulsée du pays en décembre 2008 - pour mourir assassinée, un an et demi plus tard, dans des circonstances sordides. De toute évidence, le filet de protection mexicain n'était pas tissé assez serré pour lui sauver la vie.

 

Si le ministre de l'Immigration, Jason Kenney, réussit à mener à terme sa réforme du système canadien d'asile politique, rendue publique la semaine dernière, le Mexique a toutes les chances d'atterrir sur la nouvelle liste de «pays sûrs».

Lorsqu'ils chercheront refuge au Canada, les ressortissants de ces pays devront se contenter d'une procédure d'examen expéditive, sans pouvoir contester la décision devant une instance d'appel.

Ce concept de «pays sûrs» constitue, en fait, la pièce maîtresse de la réforme par laquelle le ministre Kenney veut faire le ménage dans notre régime de traitement des demandes d'asile. But officiel: réduire les coûts et les délais d'attente en déboutant rapidement les «faux réfugiés». Résultat probable: un système ultra-politisé qui risque de dresser un mur infranchissable devant des milliers de réfugiés réels.

La logique de «pays sûr» n'est pas nouvelle. Déjà l'été dernier, devant un afflux soudain de demandeurs tchèques et mexicains, le ministre Kenney avait décidé que toutes ces demandes étaient forcément farfelues - après tout, il s'agit de deux pays démocratiques. Pour stopper le flot de revendicateurs, dont les demandes finissaient par être presque toutes rejetées, il a imposé des visas aux voyageurs originaires de ces deux pays.

La mesure avait soulevé la tempête. Mais Jason Kenney a tenu le cap: les visas resteraient obligatoires tant que le régime d'asile canadien ne serait pas revu et corrigé. Ce qu'il compte faire avec son projet de réforme.

En entrevue téléphonique, jeudi, le ministre Kenney a nié que le Mexique soit destiné à tomber automatiquement sur la liste des «pays sûrs». «Il ne faut pas en présumer, il y aura des critères pour établir cette liste», a-t-il assuré.

Mais dans un même souffle, il a noté que les pays sûrs seront ceux dont les demandes d'asile sont majoritairement rejetées - ce qui est précisément le cas du Mexique. De toute façon, en liant sa réformeau feuilleton des visas, le ministre cible forcément les deux pays qui avaient été visés par sa décision de l'été dernier. Dont le Mexique.

Or, des pans entiers de ce pays sont soumis à la loi des narcotrafiquants et échappent au contrôle de l'État. Parlez-en à Gustavo Guttierez, dont la demande a été aussi rejetée par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (CISR). Ce policier a enquêté pendant plusieurs années sur les femmes assassinées de Ciudad Juárez, dans le nord du Mexique. Durant la seule année 2008, 36 de ses collègues ont été assassinés!

«Deux cartels de narcotrafiquants se battent pour le contrôle de Ciudad Juárez, la situation y est complètement chaotique», dit Gustavo Guttierez, qui a peur d'être renvoyé au Mexique. Et qui tente de faire renverser la décision de la CISR en cour fédérale.

Plusieurs décisions de cette Commission traitent déjà le Mexique comme un pays où des gens ciblés par des gangsters peuvent gentiment demander la protection de la police. Imaginez ce que ce sera quand cette interprétation sera officialisée par Ottawa et qu'un seul fonctionnaire tiendra entre ses mains le sort des réfugiés mexicains. Leurs chances d'être acceptés seront nulles. Et cela vaudra pour tous les autres pays inscrits sur la liste.

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Le concept de «pays sûr» pose un autre problème, de nature politique celui-là. Aujourd'hui, les demandes d'asile sont traitées par un tribunal administratif indépendant qui échappe aux pressions diplomatiques. Mais qu'arrivera-t-il le jour où Ottawa refusera de considérer comme «sûrs» des pays comme la Russie ou la Chine, où la situation des défenseurs des droits de l'homme est pour le moins problématique?

On imagine le branle-bas de combat dans les ambassades. Le gouvernement résistera-t-il toujours à la pression? Pas évident.

Jason Kenney défend sa réforme en affirmant qu'elle reprend ce qui se pratique couramment en Europe. Mais comme le fait valoir le juriste François Crépeau, les pays européens ont tendance à utiliser l'arme du «pays sûr» pour protéger leurs frontières contre certains voisins qui génèrent beaucoup de réfugiés. L'Espagne pour barrer la porte aux Marocains. L'Italie pour se prémunir contre les Libyens. Au Canada aussi la liste des pays sûrs risque de viser spécifiquement les pays qui génèrent des flots soudains de réfugiés - sans égard pour la légitimité de leur quête d'asile.