J'étais contente: j'avais mon unité de temps, d'action et de lieu. J'étais tombée au beau milieu d'une conversation dans un train filant gentiment entre Québec et Montréal. Je ne pouvais pas quitter les frontières mobiles et rassurantes du train et aucun de mes protagonistes ne risquait de s'enfuir.

Nous traversions à grande allure une plaine endormie à quelques kilomètres de Drummondville: toute fuite était impossible, toute discussion facile allait devenir d'abord futile, ensuite profonde - et aucun meurtre à 13 mains ne serait commis. Mais des gens étaient réunis autour d'une lumière filant dans la nuit et la conversation s'en trouvait inévitable.

«Tu mets la barre où?» a d'abord demandé Suzanne. Elle parlait d'amour, mais personne ne pouvait en être certain puisque juste à côté d'elle, Marc s'exprimait vertement sur la politique nationale alors que Julie et Lydia jasaient chaussures. Mais il y avait quelque chose dans la question de Suzanne - cette idée de barre, peut-être, qui heurte le Québécois de coeur comme si barre signifiait barreau - qui nous as tous arrêtés. «La barre? Quelle barre?» avons-nous tous demandé, inquiets et curieux.

Elle parlait de cette élusive barre que certains associent au rêve de l'amour et qui a toujours eu pour moi une connotation terriblement réductrice. Quand on demande à une personne en quête d'amour où elle met la barre on ne veut pas savoir quel sommet elle exige d'atteindre mais plutôt de quel plateau intermédiaire elle croit pouvoir se contenter. Têtes baissées d'avance, renoncement annoncé. C'est pas joyeux. On ne s'embarque pas pour la gloire avec de telles questions. Un soupçon personnel: Colomb n'a pas largué les amarres en se demandant jusqu'où exactement il mettait la barre. «Première tempête, on revire de bord. Et si la mer n'est pas exactement bleu indigo, on ne négocie plus.»

Suzanne a annoncé d'emblée qu'elle mettait la barre haute. Très haute. Du coup, sourcil inquiet de la part du contingent masculin, moue presque moqueuse de la part des troupes féminines. «Y a rien de mal à rêver de la perfection», a déclaré la pauvre Suzanne, presque contrainte à la défensive.

Et c'est là que la conversation a pris son envol: quand quelqu'un a posé l'impossible question: «mais qu'est-ce que la perfection?» «Qu'est-ce que TA perfection?» a tout de suite ajouté Marc. Réponses timides et évasives de la part du groupe. Aucune personne ouverte d'esprit se targuant de posséder une certaine intelligence, fut-elle médiocre, n'oserait clamer son adhésion à l'idée fasciste de perfection.

Quelqu'une a tenté d'expliquer que ses rêves, eux, pouvaient être parfaits. Mais nos rêves ne ressemblent jamais à nos réalités, a fait valoir quelqu'un d'autre. Alors nous nous retrouvons avec quoi? «Avec une barre malléable», a dit Julie. «Une corde plutôt qu'une barre. Quelque chose de souple, en tous cas.»

Nous avons continué comme ça jusqu'à Montréal. Mon huis était mobile, mais clos. Nous en avons tiré les vérités un peu molles qui suivent: ce qu'on croit parfait et immuable risque toujours de surprendre. Rien ne ressemble à rien, surtout pas nos espoirs d'autrefois à nos gloires présentes. Ce qu'on croit parfait l'est rarement, et ce qui l'est l'est souvent à cause de ses imperfections. La barre est toujours là où on avait oublié de viser, à une altitude à laquelle on ne pouvait aspirer depuis le sol. Il faut penser l'amour aujourd'hui comme les grands explorateurs d'autrefois pensaient la planète: il ne s'agit pas de placer la barre haute ou basse, mais carrément au-delà de l'horizon - là où elle échappe à nos vues trop petites.

Post-scriptum

1) Sur la rue Greene, l'autre matin, une mère à la coiffure et manucure impeccables disait à sa petite fille vêtue en Juicy Couture: «Think outside the box» - pense à l'extérieur du cadre. La mère s'inquiétait du fait que sa fille avait des vues matrimoniales un peu restreintes. Elle voulait marier un médecin comme son père. «Think outside the box!», a répété la mère, avant de lui conseiller un avocat ou à la rigueur un financier.

2) Petit conte de fées moderne: Julien était abonné à un site de rencontre depuis des années. Dans sa fiche personnelle, il disait chercher une femme blonde, jeune, mince mais aux gros seins, avec un diplôme secondaire ou collégial (notons que le diplôme universitaire était exclu par omission). Mais un jour, las d'attendre la perle rare, Julien a décider de baisser les bras: «Je vais me contenter d'une fille qui voudra bien de moi», s'était-il dit. Il vit depuis un an avec une blonde parfaitement sotte, à la poitrine magnifique.

3) Chloé a 8 ans. Elle met la barre à une hauteur astronomique: elle ne se contentera, dit-elle, que du bonheur. Elle ne sait pas à quoi il ressemble, mais elle est sûre qu'elle va savoir le reconnaître. Chloé me fait un petit peur tellement je la trouve brillante.