Pour gagner une élection, tous les organisateurs politiques savent qu'un parti a besoin d'un bon pointage. Les conservateurs, eux, pensent en plus qu'un bon profilage religieux peut les aider à gagner des votes.

La stratégie avait déjà provoqué une controverse l'an dernier en Ontario, mais cela n'a pas empêché les conservateurs de Stephen Harper de remettre ça cette année, l'étendant même à Montréal, en pleine campagne électorale.

De quoi s'agit-il? C'est tout simple: vous prenez la liste des électeurs d'une circonscription donnée, vous en extrayez les noms des juifs (ou ceux que vous croyez être juifs) et comme la nouvelle année juive approche (le 29 septembre), vous leur envoyez une belle carte de voeux avec une photo de Stephen Harper entouré de sa femme, Laureen, et de leurs deux jeunes enfants.

Le hic, c'est que dans la circonscription de Westmount-Ville-Marie, comme c'est le cas dans certaines circonscriptions urbaines de Toronto, l'initiative déplaît au plus haut point. Elle crée même un malaise. Surtout que la liste d'envoi semble avoir été dressée à la sauvette, à partir des noms qui pourraient «sonner» juif, et que, résultat, plusieurs gens qui ne sont pas juifs ont aussi reçu une carte à la maison.

Quelques résidantes de la circonscription ont exprimé hier leur malaise et même leur irritation à La Presse, à la condition ne pas être nommées. L'opération est plutôt contreproductive, déplaisant autant aux juifs qu'aux non-juifs.

«Je suis juive, en effet, mais ça ne regarde que moi, pas les partis politiques, surtout pas le gouvernement, s'insurge une dame de Westmount. C'est ma vie privée. Et puis, pourquoi font-ils ça, pour monter une liste de financement? Où prennent-ils les noms? On appelle ça du profilage et c'est le genre de chose que l'on ne fait pas dans ce pays.»

Une jeune femme de la circonscription, non-juive, s'indigne aussi d'avoir reçu cette carte. «Je suis scandalisée! dit-elle. Je ne suis pas juive et si je l'étais, ce sont mes affaires. Comment mon nom s'est-il retrouvé sur cette liste: c'est juste parce que ça «sonne» comme un nom juif? C'est quoi la prochaine étape, une étoile jaune? L'appartenance religieuse, ça ne regarde que soi.»

Dans la rue où habite cette jeune femme, des dizaines de voisins ont reçu le joli sourire de la famille Harper, juifs et non-juifs. Ce qui dérange beaucoup, en plus de l'aspect profilage selon la religion, c'est l'invasion de la vie privée, disent les personnes interviewées hier.

«On prend une liste, on regarde les noms et on dit: voilà une juive, envoyons-lui une carte. Je trouve ça déplacé et dérangeant. Que savent-ils d'autre de moi?» s'offusque l'une d'elles.

Déjà l'an dernier, le bureau du premier ministre s'était défendu de faire du profilage religieux, disant seulement vouloir souligner le Nouvel An juif à cette communauté en particulier.

Interrogé hier par courriel sur la façon de dresser ces listes, le porte-parole du premier ministre, Dimitri Soudas, a eu cette réponse: «À partir des listes publiques, des annuaires communautaires, du bouche-à-oreille, c'est pas difficile.» En effet, surtout quand on ne vérifie pas.

Au Parti libéral, on voit un autre problème à cette initiative. Selon les libéraux de Westmount, où se présente l'ex-astronaute Marc Garneau, on accuse en plus les conservateurs d'avoir violé la loi électorale en envoyant cette carte pendant la campagne des élections partielles. Cela aurait donc dû être comptabilisé comme une dépense électorale, disent les libéraux.

En principe, des élections partielles devaient avoir lieu lundi dernier, mais elles ont été annulées par la tenue d'élections générales, le 14 octobre. Or, les cartes litigieuses sont arrivées dans les boîtes aux lettres de Westmount, justement, lundi. Le cachet des enveloppes indique qu'elles ont été postées le 5 septembre, soit avant que M. Harper n'annule les partielles.

Le PLC songe sérieusement à déposer une plainte pour violation électorale à Élections Canada dans les prochains jours.

«Ce type de profilage sur la seule base de l'orthographe d'un nom est des plus inquiétants et heurtera certainement un grand nombre d'électeurs, dit Fabrice Rivault, le porte-parole de Marc Garneau. Cette publicité est d'autant plus troublante qu'il s'agit très clairement d'une contravention à la Loi électorale du Canada.»

S'il y a eu violation, ce n'est pas si clair que le prétendent les libéraux. Élections Canada, à la demande de La Presse, a commencé à analyser le dossier hier. À première vue, la lettre de la loi aurait été respectée, indique John Enright, porte-parole de l'organisme fédéral.

Ce qui ne veut pas dire que l'esprit de la loi n'a pas été tortillé un brin. La loi dit que ce qui est considéré comme publicité en période électorale se résume ainsi: «Diffusion, sur un support quelconque au cours de la période électorale, d'un message publicitaire favorisant ou contrecarrant un parti enregistré ou l'élection d'un candidat, notamment par une prise de position sur une question à laquelle est associé un parti enregistré ou un candidat.»

Est-ce qu'un beau portrait de famille du premier ministre accompagné de voeux de nouvelle année destinés à une clientèle électorale bien précise en pleine campagne entre dans la définition ci-dessus? Probablement pas. Mais le geste est, disons poliment, limite. Et tout à fait discutable dans son aspect profilage.