«Elle m'avait promis qu'elle ne me laisserait jamais», a-t-il murmuré en regardant dans le vague, quelque part entre sa coupe de champagne et le bord de la fenêtre. «Elle m'avait juré qu'elle resterait auprès de moi pour toujours. Est-ce que je suis un monstre? De lui en vouloir ainsi? Quel genre d'homme en veut aux morts?»

Elle, c'était sa femme et elle avait bien fini par le laisser, elle était effectivement partie, elle l'avait planté là au beau milieu de sa vie parce que la sienne s'était terminée abruptement, horriblement, dans une chambre d'hôpital qui ne devrait jamais voir des yeux d'à peine 50 ans s'éteindre.Évidemment je n'avais rien à dire, j'avais la caresse faible et l'oeil navré de ceux que la mort a épargnés - devant une douleur aussi titanesque, quelles paroles auraient pu se tenir dignement?

«Je m'en veux tellement, a-t-il ajouté. Parce que je lui en veux à elle. Je m'en veux de lui en vouloir. C'est ridicule, non?»

Depuis les plaines heureuses de mon existence vierge de grands deuils, j'avais envie de lui répondre que non, que la chose me semblait normale, mais la légèreté de mes mots me gênait et quelque chose me disait que ma main sur son épaule était plus pertinente que toutes les banalités que je pouvais prononcer. Alors je l'ai écouté, du mieux que j'ai pu, parce que c'était ce que ma lâcheté me permettait et que mon faible coeur me dictait.

Ils se connaissaient depuis qu'ils avaient 20 ans - s'étaient rencontrés à l'anniversaire d'un ami commun alors qu'elle étudiait la littérature et lui l'anthropologie. Ils étaient idéalistes et romantiques, avaient des rêves démesurés et naïfs qui des années plus tard devaient les faire rire. Elle voulait devenir poète; il rêvait d'enseigner l'anthropologie à l'autre bout du monde pour faire découvrir à des peuplades reculées leur histoire oubliée. Ils sont devenus professeurs tous les deux, elle au cégep, lui à l'université. Ils étaient très, très heureux.

Nous faisions des blagues, parfois, nous leur répétions qu'ils étaient trop heureux, que leur bonheur commençait à être presque insultant, que si ça continuait nous allions devoir prendre des mesures disciplinaires et imposer un moratoire sur le bonheur. «Arrêtez donc, répondait-elle en riant, vous ne voudriez jamais de notre petit bonheur.»

Ce n'était pas de la fausse modestie - elle était sincèrement persuadée que ce qu'ils avaient était d'une telle simplicité que ça ne valait pas grand-chose. Elle croyait que de se dire, régulièrement: «Je vais t'aimer jusqu'à la fin de mes jours», n'avait rien d'extraordinaire. Aujourd'hui je me dis que c'était peut-être parce qu'elle avait une telle confiance en l'amour qu'elle avait perdu de vue sa nature exceptionnelle et presque miraculeuse.

Après sa mort, lorsqu'il a réussi à retrouver les gestes de tous les jours auxquels on ne pense jamais - composer un numéro de téléphone, envoyer un courriel, reconnaître des visages familiers -, il est allé acheter trois caisses de champagne. Pour elle, nous a-t-il expliqué, pour elle qui ne s'en permettait que trop rarement de peur de trop dépenser, mais qui en raffolait comme des bonbons les enfants. Il a demandé, un peu soûl, comment il allait continuer, ce qu'il allait devenir. Plusieurs fois, il a répété: «elle avait promis», comme s'il s'agissait d'une aberration, comme si la mort ne pouvait pas toucher ceux qui s'étaient promis de s'aimer éternellement.

En quittant leur appartement horriblement vide, je me suis demandé si après tout il n'y avait pas quelque chose d'encore plus terrible que la fin de l'amour - si ce n'était parfois sa continuation, sa survivance au-delà de la vie elle-même.