À l'époque où il était de bon ton d'être maoïste chez les gens de mon camp, je n'avais pas le goût de la Chine. La révolution culturelle de Mao – cette guerre faite à l'intelligence – m'horrifiait et l'Orient ne m'attirait pas (sauf le Népal pour aller m'y geler).

C'est par le hasard d'un voyage à vélo, au tout début des années 80, que je me suis retrouvé à Pékin un beau matin. Nous étions parmi les tout premiers Occidentaux à revenir en Chine après la mort de Mao (en 1976). Voilà qu'on nous mène à cet hôtel près du temple des Lamas. J'enfourche mon vélo et bonsoir la compagnie. Les chaperons poussaient les hauts cris, mais j'avais déjà enfilé la première venelle du hutong voisin. Je ne suis rentré qu'au petit matin.

Hutong. Le mot reviendra souvent dans les reportages qu'on vous fera sur la Chine dans les prochains jours. Le Pékin que je découvrais il y a 30 ans n'était qu'un immense hutong, en fait plus de mille hutongs qui n'en formaient qu'un. Un lacis de petites rues, de maisons basses aux cours carrées, le tas de charbon devant la porte, deux poules qui traversent la ruelle, un bouddha dans une niche du mur, des enfants les fesses à l'air. Une pauvreté super-organisée, pas miséreuse du tout, que je connaissais bien. Pour l'essentiel, je me suis senti tout de suite Chinois. Ma mère eût été moins dépaysée dans le Pékin de l'époque qu'elle ne l'a été lors de sa visite au Canada.

La ville que j'ai découverte en 1980 a été rasée dans son entièreté. Ses habitants, refoulés vers la banlieue. Les hutongs avec leurs maisons basses et leurs cours carrées ont fait place à des boulevards, des autoroutes, des tours d'habitation et des tours à bureaux, à des centres commerciaux et, en tout dernier lieu, aux machins olympiques. Il ne reste des hutongs que quelques îlots, la plupart disneylandisés avec des boutiques pour touristes – c'est bien pourquoi on va vous les montrer.

Je reviens à cette nuit d'il y a 30 ans. Je m'étais retrouvé place Tian'anmen, évidemment, qui baignait dans la brume, traversée par des cyclistes fantomatiques, j'y avais fumé un joint magique. Mon amour de la Chine date très exactement de ce joint-là.

Sur cette même place Tian'anmen, hier, un joint n'eût rien arrangé. La chaleur étouffante, la foule des touristes chinois – très peu d'étrangers – qui faisaient la queue sur deux kilomètres et demi pour passer devant le tombeau de Mao, le bruyant enregistrement d'une émission de la télé nationale chinoise, rien vraiment pour halluciner. Et la police, évidemment, qui a voulu voir ce qu'il y avait dans mon sac à dos. Une banane, monsieur l'agent. Et cet appareil photo, en principe pour illustrer de photos ma chronique sur le Net, mais rien à faire, je n'y pense pas, je ne sais pas quoi photographier. Vous, peut-être, monsieur l'agent?

Non, non.

O.K.

Sur cette même place Tian'anmen, bien sûr, le massacre des étudiants en juin 1989. Je vous entends : une révolte des Chinois pendant les Jeux est-elle envisageable ? Oubliez ça. Zéro probabilité. Parlant de ce massacre, on oublie toujours le pire. Le pire n'a pas été les 1300 morts officiels. La vraie réponse à Tian'anmen des dirigeants communistes a été d'enclencher l'ultracapitalisme avec sa logique de croissance maximum et de consommation maximum.

Au début du Meilleur des mondes, Huxley nous fait visiter une pouponnière où sont génétiquement conditionnés les bébés destinés à devenir des ouvriers gamma, qui assureront la production – il suffira de les nourrir. Le miracle économique de la Chine n'est rien d'autre que des centaines de millions de paysans gamma descendus de leur lointaine campagne pour travailler dans les usines des banlieues industrielles où ils produisent, pour rien, tout ce que vous achetez au Wal-Mart. Notez que les Chinois aussi vont maintenant au Wal-Mart, et au McDo, et au KFC. C'est le grand miracle du capitalisme que de permettre à ceux qui fabriquent des bébelles de pouvoir les acheter. Pour revenir à votre question, y aura-t-il une révolte?

Rassurez-vous, ces Jeux vont se dérouler dans l'harmonie. Il n'y jamais de révolte dans les pays où il y a des Wal-Mart.

Où en étais-je? Ah oui, je quittais la place Tian'anmen, où il n'y a rien à voir. J'ai pris le métro pour ce quartier de Pékin où j'avais mon hôtel il y a 30 ans, près du temple des Lamas et près aussi de la rue Guozijian, sans doute une des plus belles de Pékin, notamment à cause de ses arbres, bordée elle aussi d'un temple – à Confucius celui-là – et de son immense parc. Les hutongs voisins ne sont pas encore envahis de touristes. On trouve rue Guozijian quelques salons de thé reposants, dont un au joli nom de Thé Cérémonie, tout petit, quatre tables, deux grandes bibliothèques aux boiseries patinées, dans lesquelles sont exposés des services à thé très anciens. J'y ai lu l'amusant China Daily, le quotidien anglais de Pékin, qui se fâchait ce matin parce que de vilains Coréens ont filmé en douce une répétition de la cérémonie d'ouverture.

Le métro, de nouveau, pour aller chercher des adaptateurs et autres machins électriques. Cette ville distendue est tuante, partout la foule, une foule très jeune, beaucoup de jeunes filles... Vous ne le répéterez pas à ma fiancée ? Me semble que je n'ai jamais autant regardé les filles. Je suis un vieux monsieur normal, à la concupiscence discrète ; je pratique comme tout un chacun le petit regard mine de rien quand un cul exceptionnel vient à passer, mais ici, mon ami, le torticolis me guette. L'impression générale qu'elles sortent toutes du même magazine pour jeunes filles, la jupe écourtichée, souvent montées sur des talons qui les font tanguer, et un tel air d'innocence qu'on leur donnerait Confucius sans confession. À côté de cela, la frappante indifférence des garçons, qui semblent ne pas les voir. Des couples de temps en temps mais qui ne se touchent pas. Il doit avoir 19 ans, elle 16 et demi, ils ont l'air d'être mariés depuis 33 ans.

Ai-je dit qu'elles ont l'air de sortir du même magazine? Cela me frappe à l'instant : il s'agit moins de séduction que de conformité, que de ressembler à la jeune fille de New York, de Paris, de Montréal. Pas la séduction elle-même, seulement sa représentation. Du théâtre. Ainsi m'est apparue hier la rue pékinoise : un théâtre asexué. Et finalement très pudique.

C'est bien gentil, la philosophie dans la rue, mais à un moment donné il a bien fallu que j'aille pisser dans les toilettes publiques. Et ça, madame, ça n'a plus rien du tout de pudique. C'était rue Yonghegong, une grande rue de Pékin en plein coeur de la ville.

D'un côté les urinoirs, de l'autre, pas de cabines comme chez nous, juste des trous et des gens accroupis en train de chier côte à côte au-dessus de leur trou.

Tout juste s'ils ne discutent pas entre eux comme chez le barbier. L'un lisait le journal. L'autre grognait de satisfaction. Personne ne téléphonait, mais on me dit que la choses est courante.

Si j'avais pris une photo, je l'aurais intitulée «australopithèques qui défèquent», mais je n'ai pas osé. Je n'ai pas osé non plus laisser de graffiti. C'eût été celui-ci – il est de Su Dongpo, qui est Chinois : À quoi comparerai-je la vie? À un oiseau qui se pose un instant sur la neige, y laisse l'empreinte de ses pattes, puis s'envole on ne sait où.