Ici les gens me cèdent leur place dans le métro parce que je suis vieux. Je trouve ça gentil. Je la prends. Ce matin, personne ne me la cédait, j'ai babouné, j'ai fait celui qui souffrait, holà, holà, j'ai mal ici, et un petit peu là.

Une dame, pas tellement moins vieille que moi, a fini par se lever. J'ai protesté, mais non, mais non. Mais si, mais si. Ménon-ménon. Méci-méci. C'est facile le chinois quand on dit rien ou des niaiseries. Et aussi, j'ai remarqué, quand on le parle en écoutant de la musique. J'ai eu une conversation avec un cordonnier du côté de l'avenue Andingmennei, il était sur un tabouret devant son échoppe, je me suis assis sur l'autre tabouret, il m'a dit: Qu'est-ce tu veux?

Rien.

J'avais mon iPod. Il m'a demandé qu'est-ce t'écoutes? Je lui ai passé les écouteurs. C'était Les Trois Accords, j'ai laissé ma femme en Saskatchewan, je lui ai dit bientôt tu vas voir un chapeau. Il riait. Moi aussi.

Il y a des matins, un rien me met en joie. Mes idées sont comme des bulles de savon, j'embrasserais tout le monde. Un peu plus loin, il y avait une autre échoppe, celle-là d'un couturier.

Il était en train de tailler une robe, les morceaux déjà coupés, épinglés à son modèle de papier. Noire la robe avec de grosses fleurs de nénuphar mauve. La télé était allumée, c'était les Jeux, un match de volleyball de plage. Des Belges contre des Chinoises. Les Belges étaient un peu toutounes et comme ce sport-là se joue en caleçon, ce n'était pas très joli. Je suis parti à rire, il me dit: pourquoi tu ris?

J'y montre les Belges à la télé, j'écarte un peu les mains pour faire du volume et je dis: toutounes! Il a répété: toutoune. Il l'avait bien, drôlement bien, pas d'accent, rien. Je lui ai expliqué en articulant lentement: c'est parce qu'elles mangent trop de frites. Il a essayé de répéter ça aussi, mais ça ne marchait plus, c'était redevenu du chinois.

Toujours dans ce même quartier que j'aime décidément beaucoup - j'habiterais là si je vivais à Pékin - je me suis encore arrêté à un réparateur de crevaisons de vélo installé sur le trottoir avec ses deux pompes, ses rustines et une cuvette d'eau. Un minou tout efflanqué buvait dans la cuvette. Et là il y a eu un petit quiproquo. Je voyais bien que le minou crevait de faim, je le fais remarquer au réparateur de crevaisons: y crève de faim ton crisse de chat, donne-lui de quoi. Avec mes doigts près de ma bouche je lui ai fait le signe de manger, MANGER. Il a compris que je lui demandais si lui, allait manger le chat.

Il n'était pas fâché, comme si ce n'était pas complètement impossible. Il m'a dit: non, à midi je mange des nouilles.

Hein! Pas déjà midi! Merde, faut que j'aille à l'haltérophilie. C'est le jeune Francis Luna-Grenier qui lève aujourd'hui. Lui là, je lui en dois une.

La première fois que j'ai mentionné son nom dans un papier, une de mes ex m'appelle, le Luna Machin dont tu parles dans ton article c'était le meilleur ami de mes enfants à la maternelle. Il venait chez nous et tout. Je l'aimais beaucoup.

Quand j'ai revu Francis, je lui ai rappelé ça. Il se souvenait très bien des enfants en question et de leur mère. Il me demande: c'était votre blonde?

Ç'a été oui, avant qu'elle ait les enfants.

Il me regarde de côté: vous êtes bien trop vieux pour elle.

C'est ce que je vous disais, je lui en dois une.

Donc je prends un taxi pour aller à l'haltérophilie. Et là, ça se complique. On vient de voir que je parle couramment chinois avec les cordonniers, les réparateurs de crevaisons, les dames dans le métro et les tailleurs en train de couper des robes à fleurs de lotus mauve. Je ne sais pas pourquoi: pas avec les chauffeurs de taxi.

Où voulez-vous aller? Il m'a posé la question en chinois, mais j'ai compris, parce que je suis intelligent, et parce que, moi, j'ai fait un effort pour le comprendre. Lui n'en fera aucun. Je vais à l'haltérophilie. Il me regarde comme si j'étais un Martien. Hal-té-ro-phi-lie, je mime en même temps. Son visage s'éclaire; euréka, il a compris.

Et il me conduit au judo, ce con. Qui n'est pas loin, mais bon.

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Le gymnase de l'Université d'astronautique où se déroule la compétition d'haltérophilie est pratiquement vide. Je ne vois pas pourquoi il serait plein, un lundi à midi et demi, pour voir lever les haltérophiles du groupe C dans la catégorie des 69 kg, des garçons dont on ne saura même pas à quel rang ils vont terminer puisque ceux des groupes À et B ne s'exécuteront que le lendemain. Ce qui est certain, c'est qu'ils ne feront pas mieux qu'une 15e place. Des négligés, des Népalais, des Brésiliens, des Chypriotes, des Néo-Zélandais, des gens de pays qu'on ne savait même pas qu'ils existaient comme le Tuvalu, ou qui n'existent effectivement pas comme le Québec d'où vient le Montréalais Francis Luna-Grenier, 21 ans seulement. À cet âge-là, on n'a pas encore toute la viande qu'il faut sur les os pour lever deux fois son poids au-dessus de sa tête.

Comme nous l'expliquera Francis après, la barre la plus importante, c'est la première. Une semaine avant la compétition, tu dois annoncer la charge que tu as l'intention de lever à ta première barre. Tu peux annoncer n'importe quoi et te retrouver dans le groupe À pour impressionner tes amis, mais tu vas devoir exécuter la charge annoncée. Si t'as dit des folies, tu vas avoir l'air d'un joyeux tata en la ratant trois fois.

Francis avait annoncé 125 kilos. Il l'a arrachée facilement.

La première est la plus importante parce que si tu la rates tu restes collé là, comme en marge de la compétition. Tu t'énerves. Tu peux même paniquer...

Francis a ensuite une barre à 131 kilos qu'il a réussie à son troisième essai. À l'épaulé, il a assuré à 155, puis à 162 et raté à 167. Ou était-ce à 166? Je ne sais plus. J'étais assis à côté de Lyne Bessette, l'ex-cycliste, on parlait vélo, mais c'est pas juste ça, il y a tant de chiffres dans ce sport-là qu'on s'y perd facilement.

Parlant de chiffres, ce qui m'a toujours fasciné en haltérophilie, c'est le point de rupture. Tu vois un type décoller du plancher une barre de 160 kilos, c'est des kilos en tabarnak 160 kilos, mais 161, non, il n'est pas capable. Envoye donc Chose, un de plus un de moins. Non, pas capable. C'est comme lorsqu'il pleut. Quelque part il ne pleut pas. En haltérophilie, t'es toujours à cet endroit précis où, à la fois, la pluie arrête et la pluie commence. C'est agaçant. Si j'étais coach dans ce sport-là, je serais toujours en train de les engueuler: arrête de faire ta moumoune, t'es capable 160? T'es capable 161.

Bref, Luna nous a dit qu'il était content, qu'il allait prendre un mois de repos jusqu'à ce qu'il se réveille un bon matin avec l'envie «de manger des barres». Il nous a dit qu'il avait beaucoup pensé ces jours derniers à son entraîneur, Mario Parenté, décédé en 2006. Que nous a-t-il dit d'autre? Il est très volubile, le genre de garçon que les journalistes adorent, tu ouvres les guillemets, tu les fermes 12 paragraphes plus loin, ton texte est fait.

Je procède un peu différemment. Je ne prends pas de notes. Je n'enregistre pas. Je me dis: si je ne m'en souviens pas, c'est que ça n'avait pas d'intérêt. Et généralement je ne me souviens de rien. C'est pour ça que je parle d'autre chose.

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Vous ai-je dit que les gens me cédaient leur place dans le métro? En revenant de l'haltérophilie, c'est une maman qui a fait lever sa fille. Fallait pas madame! Mais si, mais si. Ménon-ménon. Je ris parce que quand j'étais jeune, je ne cédais jamais ma place aux vieux. J'hayissais les vieux. Une fois, dans le métro à Paris, avant de descendre, une vieille m'avait engueulé: vous verrez quand vous serez vieux.

Et alors? Je suis vieux, et les gens me cèdent leur place. Comment ils sauraient que moi, je ne la cédais pas? Surtout les Chinois.