À l'heure où j'écris ces lignes, le Canada n'a pas encore remporté de médaille aux Jeux de Pékin. À l'heure où vous lisez ces lignes, il se peut que la situation ait changé et qu'un filet d'or, d'argent ou de bronze coule enfin dans les veines de notre fierté nationale. Entre vous et moi, j'en doute, mais peu importe puisqu'en ce moment il semble que le monde entier soit ébloui par le Canada et intoxiqué par son hymne national.

En effet, en ce moment même, dans une rue à Calcutta, un chauffeur de taxi indien, caractériel et pressé, fredonne l'hymne national canadien en roulant à fond de train avec sa bagnole. Dans la même ville, un barbier, sans turban mais avec une grosse moustache, tapote les joues de son client en chantant lui aussi l'hymne canadien. Même chose pour un vieux pêcheur vietnamien au visage tout ratatiné qui chante en ramant dans sa barque pendant que dans un champ en Afrique, trois femmes portant pots et tapis sur leurs têtes et bébés en bandoulière en font autant. Sans oublier quelque part sur une route en Suède, ce grand-père qui traverse la campagne sur sa moto en chantant l'Ô Canada. Réalité? Non, publicité.

Les cinq scènes que je viens d'évoquer font partie d'une mystérieuse campagne publicitaire, qui a été lancée sur les ondes de Radio-Canada et de CBC il y a une semaine. Mystérieuse parce que ces publicités qui nous encouragent à partager notre fierté ne portent aucune signature, ou du moins n'en portaient aucune jusqu'à vendredi.

Hier, en effet, nous avons enfin découvert quelle marque se cachait derrière ces publicités. Détrompez-vous, il ne s'agit ni de Patrimoine Canada ni du gouvernement du Canada ni même de la succession Calixa-Lavallée. Il s'agit de Bombardier, une entreprise qui, selon la pub, fabrique des trains, des avions et... de la fierté à partager.

Dans cette nouvelle pub censée expliquer pourquoi tous ces étrangers chantaient l'Ô Canada, des villageois africains sont réunis devant une petite télé en noir et blanc. Subitement les premiers accords de l'Ô Canada s'élèvent sur le visage d'un athlète canadien, aussi victorieux qu'il est fictif. Un vieil Africain monte alors le son de la télé. J'aime bien cette musique. Elle est entraînante, lance-t-il à ses amis villageois qui éclatent de rire.

Pour être tout à fait franche, je n'ai pas compris à quoi rimait cette nouvelle pub ni toutes celles qui l'ont précédée. Pas compris pourquoi en pleine fièvre olympique, un chauffeur de taxi indien, vivant et travaillant en Inde, se mettrait subitement à chanter l'hymne national d'un autre pays que le sien. Pourquoi diable ce monsieur voudrait-il partager notre fierté gonflée aux stéroïdes alors que son propre pays a déjà au moins une médaille de plus que nous? Et que dire de ces Africaines! Pourquoi voudraient-elles chanter le Ô Canada quand elles pourraient chanter l'hymne national du Togo, petit pays africain mille fois moins nanti que le Canada et qui pourtant est déjà riche d'une médaille d'argent et d'une autre de bronze.

Le Canada veut partager quelle fierté au juste? Celle d'être battu par la Hongrie, l'Inde et le Togo?

Chez l'agence Taxi, qui a conçu la campagne pour Bombardier, on m'a expliqué que ces publicités illustraient la fierté déclenchée par les performances canadiennes sur la scène internationale. Je veux bien, mais pourquoi un chauffeur de taxi indien serait-il fier de nos performances? Et pourquoi fredonnerait-il un hymne national qui n'a pas encore eu le loisir d'être joué une seule fois à Pékin?

La porte-parole de Taxi m'a assuré que ce n'était pas grave si le Canada n'avait remporté aucune médaille jusqu'à maintenant. Ce qui compte selon elle, c'est que nos athlètes aient réussi à se rendre à Pékin pour se mesurer à l'élite athlétique mondiale. C'est de leur participation qu'il faut être fier. Pas de leur victoire. En entendant ses mots, j'ai pensé à tous ces athlètes canadiens et québécois qui, toute la semaine, ont pleuré des larmes amères devant les podiums qui se dérobaient sous leurs pieds. Ces athlètes-là étaient peut-être contents de participer aux Jeux de Pékin, mais ce qu'ils voulaient avant tout et à tout prix, c'est gagner. Point.

Un jour, d'ici la fin des Jeux, j'ose croire que l'hymne national canadien résonnera enfin à Pékin. En attendant, vendons des avions et des trains, mais cessons de fabriquer une fausse fierté que personne n'a envie de partager.