J'ai quitté mon hôtel du quartier des universités pour le village des médias en banlieue nord de Pékin. Je loge dans une tour, un appartement confortable de trois chambres que je partage avec deux collègues de La Presse. Quand je regarde par la fenêtre de ma chambre, je vois un boulevard à quatre voies; au-delà de ce boulevard, des dizaines d'autres tours résidentielles semblables à celle-ci.

Je préférais mon hôtel. La bulle olympique, je connais déjà; tout y est pareil que la dernière fois et la fois d'avant. Les mêmes sentiers qu'aux autres Jeux, les mêmes autobus, portant presque les mêmes numéros pour aller du village au centre de presse, du centre de presse aux stades, les mêmes menus à la cafétéria qu'à Athènes, Sydney, Atlanta, les mêmes bénévoles empressés, les collègues étrangers qu'on ressalue d'un coup de tête. On se sent «embeddé», partie du grand bric-à-brac olympique et bien sûr, clientèle captive, on s'y fait fourrer. C'est une honte, on vient de nous extorquer 500$ pour l'indispensable accès à l'internet dans les salles de presse et sur les lieux de compétition, mais pour l'avoir aussi dans la chambre, ce serait 2000$! Et ce matin, au dépanneur du village, on m'a demandé 14$ pour le journal Le Monde de lundi! Fourre-toi le...

Mais bon, la bonne nouvelle, c'est que le métro est à 10 minutes à pied. L'autre soir, je suis allé souper avec un architecte – Simon Péloquin – qui dirige ici l'antenne d'un gros bureau de Montréal (Arbour). À la tête d'une cinquantaine de collègues chinois, il construit de barres de logements et des tours à bureaux dans des banlieues. Grand amoureux de la Chine et de Pékin, très emballé par la vie ici, on a évidemment parlé d'architecture, de ces machins de verre et d'acier que vous allez voir et revoir ces jours prochains à la télé, comme l'immeuble de la télé chinoise qui a l'air d'une paire de pantalons, comme le stade, évidemment, en forme de nid, comme le Digital Building, etc.

M. Péloquin prétend qu'on retrouve à Pékin en ce moment le souffle, la créativité, l'audace qu'il y avait à Berlin au début des années 80...

Sans doute mais l'architecture m'interpelle moins que l'urbanisme et les prouesses architecturales dont on vient de parler me laissent une impression de prouesses justement, de performances, comme si les architectes qui ont signé ces machins avaient fait leur cours au Cirque du Soleil. La question que je me pose: y a-t-il un seul urbaniste dans cette ville de 17 millions d'habitants complètement bordélique? Je veux dire: y a-t-il quelqu'un qui s'intéresse à l'art de vivre, surtout à l'espace de vivre? Ou tout ce qui intéresse ces petits sautés, c'est la haute technologie, les structures biscornues, et de temps en temps, une reconstruction pastiche du tissu urbain ancien à des fins touristiques?

Ce fut quand même une soirée agréable, apéritif chez Olive, une des rares terrasses de Pékin devant le grand stade des Ouvriers, puis un resto typico où le chum chinois de M. Péloquin qui est gai nous attendait devant un canard laqué, ce fameux canard, spécialité pékinoise, qu'il faut avoir goûté une fois. Voilà c'est fait, je ne recommencerai pas, beaucoup de peau, si j'avais osé, j'aurais demandé au serveur: where's the meat?

Sujet plus délicat, comment c'est être gai en Chine? Nos guides, le Lonely Planet notamment, nous disent des horreurs...

On vous a refilé des vieux guides, sourit M. Péloquin. Tout est changé, y compris les lois. Culturellement, ce n'est pas encore comparable à Montréal, mais c'est tout à fait vivable.

Dans la famille de votre copain, par exemple?

On vient d'y aller en vacances. Aucun problème.

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J'ai déjà raconté qu'un de mes trucs pour découvrir une ville était de m'inventer une course domestique. J'ai déjà fait toutes les ferronneries de Rome pour trouver la poignée de porte dont rêvait ma fiancée – ben oui, elle rêve à des poignées de porte. À Pékin, je n'ai pas eu besoin d'inventer rien; mon jeune collègue Vincent Brousseau-Pouliot nous a annoncé au petit-déjeuner qu'il n'avait pas de lacets.

T'es pas sérieux, Vincent, t'es pas venu en Chine sans lacets?

Une histoire de valise éventrée; bref, nous sommes allés lui acheter des lacets. Nous étions six, Vincent donc, Carl, Simon, Jean-François et moi, et nous devions retrouver en ville un autre de nos collègues installé à Pékin depuis quelques mois et qui parle un peu chinois: Stéphane.

Dès la première boutique où nous sommes entrés, c'était dans le quartier très animé des universités du côté du métro Wudaokou, j'ai compris que ce ne serait pas aussi facile que pour la poignée de porte à Rome. J'ai dit que mon collègue Stéphane parlait un peu chinois, mais «lacet», il ne sait pas dire. Pourtant le nez, la bouche, la main, le pied, le soulier, les lacets, ça devrait être dans la première leçon de mandarin, non? J'ai relevé le pantalon de la vendeuse qui portait des runnings avec des lacets: ça!

Elle a appelé une collègue à la rescousse. Pas besoin de parler chinois on comprenait bien ce qu'elles se disaient:

Ils veulent des lacets

Des quoi?

Elle a relevé son bas de pantalon: des lacets. Là, elles se sont ostinées sur comment on disait lacet en mandarin. Jinjin, disait l'une. Pas du tout l'ostinait l'autre, c'est zizou-zizou. Je n'invente rien, j'ai des témoins. Quand on dit que le mandarin est une langue impossible à apprendre, même les Chinois ont de la misère. De toute façon, il n'y avait pas de lacets, ni dans les autres boutiques, nulle part. On est allé prendre une bière. Puis on est allés souper ma foi fort bien, pour presque rien; nous étions de belle humeur, sauf Vincent que l'on sentait préoccupé.

En sortant du resto, il a aperçu des boutiques de souliers de l'autre côté de la rue. Vous avez sûrement deviné que c'est ce genre de jeune homme qui, lorsqu'il a quelque chose en tête, il ne l'a pas dans le cul, il s'est précipité. On t'attend à l'entrée du métro, Vincent.

On a attendu un bon moment, puis il m'a semblé le voir arriver mais pas avant un dernier incident. La rue était traversée par une ligne de chemin de fer, voilà que la barrière se ferme, un train passe, le train passé: ah ben! pu de Vincent. On s'est précité sur la track, tout ce qu'on a retrouvé ce sont les lacets.

Non c'est pas vrai. La vraie version est presque aussi triste, le train passé, Vincent est arrivé... pas de lacets.

Au cas où cette histoire vous aurait émus au point d'aller acheter des lacets à Vincent, voici l'adresse: Vincent Brousseau-Pouliot, North Star Media Village, Beiyuhan Road, building C8, appartement 0704, chambre A. Pékin. Chine. Essayez de ne pas nous envoyer des lacets «made in China», ça nous vexerait.

Bon, petit bulletin météo pour finir: humide et lourd. Le ciel est gris laiteux et il y a de la brume, paraît que c'est de l'oxyde de carbone. Ce qu'il faut savoir à propos de cette hérésie – tenir les jeux en août à Pékin – c'est que les Chinois ont suggéré maintes fois de les tenir en octobre, l'automne à Pékin est frais et magnifique paraît-il, mais le CIO a dit non. La dernière fois que des Jeux se sont tenus en octobre (à Sydney), les cotes d'écoute ont considérablement chuté parce qu'en octobre les gens sont dans le rush de la rentrée et regardent moins la télé, aussi les autres sports, le soccer en Europe, le football américain, ont repris leurs calendrier régulier, sans parler des Séries mondiales de baseball.

On va vous dire que les Jeux, c'est l'amitié, l'harmonie, le rêve, et tout plein d'autres trucs formidables, mais les Jeux, c'est d'abord et avant tout les cotes d'écoute et les milliards en droits de retransmission qui viennent avec.