C'est le genre d'observation- illumination dont on se dit, après coup: c'est l'oeuf de Christophe Colomb, comment se fait-il que personne n'y ait pensé avant? Probablement parce que c'était trop évident.

Prenez une seconde pour visualiser des coureurs sur une piste d'athlétisme, ils arrivent au bout de la ligne droite, entrent dans la courbe ce faisant, notez-le, ils virent à gauche les voilà maintenant sortis de la courbe, attaquent l'autre ligne droite au bout de laquelle ils vont entrer dans la seconde courbe et... notez-le à nouveau, ils virent encore à gauche.

Sur une piste d'athlétisme, on n'arrête pas de tourner à gauche. Ce qui veut dire que le pied droit n'attaque pas la piste comme le pied gauche, que le pied droit travaille très différemment de celui de gauche, que les lignes de forces sont différentes, bref pourquoi pas, dès lors, deux souliers différents qui prennent en compte ces lignes de force différentes?

C'est la question de départ que s'est posée Michel Lussier. Non, Michel Lussier ne court pas le 400. Il n'est pas entraîneur non plus. Il est designer industriel. Formé à l'UQAM, il est d'abord allé se faire la main sur des machines à café, des téléphones portables et même des portes de douche avant de se retrouver directeur des produits hors glace chez CCM, pour finalement passer chez Adidas à Portland (Oregon) où il est depuis quelques années directeur du service innovation.

Il innove quoi? Les souliers des athlètes en prenant pour cobayes les grandes stars Adidas. Par exemple, il a conçu un nouveau soulier de basket pour Gilbert Arenas, et pour Tim Duncan, deux grandes vedettes de la NBA, souliers dont on peut actuellement trouver une version simplifiée sur le marché, l'idée de la chose restant, bien entendu, de vendre des souliers. Et si possible d'en vendre plus que Nike, que Asics ou New Balance.

Depuis deux ans, Michel Lussier travaille avec Jeremy Wariner, deux fois champion du monde, médailles d'or du 400 et du 4x400 aux JO à Athènes, ce qu'il devrait répéter à Pékin.

Petite parenthèse: le 400 est la véritable chasse gardée des Américains en athlétisme qui n'ont été battu qu'une fois sur cette distance dans l'histoire des Jeux (c'était à Montréal d'ailleurs). Le 400, c'est un tour de piste, quatre fois cent mètres courus, chacun, comme une finale olympique du 100 mètres.

Des athlètes de puissance, souvent des athlètes de légende, on pense à Lee Evans, mais surtout à Michael Johnson qui est devenu l'agent de Jeremy Wariner. Souvent, presque toujours des athlètes noirs, sauf, justement, Jeremy Wariner, 24 ans, Texan de Waco, et Blanc. J'oserais dire, pour Adidas, une valeur ajoutée, dans le sens de curiosité, de rareté. Jeremy Wariner est la perle rare de l'écurie Adidas.

Depuis deux ans, aidé de biomécaniciens et d'ingénieurs, Michel Lussier travaille sur une nouvelle chaussure de course pour Wariner, née de son illumination de départ: ce n'est pas une nouvelle chaussure qui tourne à gauche qu'il faut concevoir mais deux. Semelles et coussinages différents aux lignes de force «intelligentes» qui ne s'activeront que dans les courbes, parce que, bien entendu, c'est très bien d'inventer des souliers qui tournent à gauche pour quand ça tourne à gauche, mais faudrait pas qu'ils se mettent aussi à tourner à gauche dans les lignes droites! Sinon ça va rire très fort dans les tribunes...

En cours d'essais, les capteurs utilisés pour radiographier la course de Wariner ont montré deux particularités. Contrairement aux autres coureurs de 400 qui développent toute leur puissance dans la dernière ligne droite, Wariner fournit son effort dans la courbe qui précède. C'est un coureur de courbes. À ce point que dans les lignes droites, sa jambe droite se comporte comme si elle était dans la courbe (ce qui est probablement le cas de nombreux coureurs de 400 et de 200).

Bref trois prototypes et quelques dizaines (centaines?) de milliers de dollars plus tard, voici la version finale du soulier Lone Star (du nom du drapeau du Texas pour faire plaisir à Jeremy). Semelles en nanotubes de carbone un tiers plus mince que les semelles des souliers de course classiques, moulages et coussinages intelligents qui sentent les courbes, et pointes qui entrent à peine dans la piste (3 millimètres au lieu de six).

Le hasard qui s'amuse? Jeremy Wariner qui n'avait pas perdu un seul 400 mètres depuis Athènes est allé perdre le premier, avec ses Lone Star qui tournent à gauche, dans le premier rendez-vous important de la saison, fin mai à Berlin. Il a été rebattu fin juin, défaite encore plus remarquée, puisque c'était aux essais olympiques américains à Eugene.

Est-ce le Lone Star qui tourne trop à gauche? Notons que Jeremy Wariner a aussi changé d'entraîneur ce qui est sans doute plus dérangeant encore que de changer de souliers!

Les deux défaites de Wariner sont survenues aux mains (aux pieds) d'un jeune loup du nom de LaShawn Merritt, Américain aussi, 21 ans, Noir, de l'écurie Nike. Après les essais américains, Jeremy et LaShawn se sont rencontrés à Rome et Paris, cette fois, deux victoires pour Jeremy.

La finale olympique du 400 jeudi 21 août, à 8h30 du matin pour vous sera un des sommets des Jeux de Pékin, une bataille de géants, les géants dont je parle ici ne sont pas Jeremy Wariner et LaShawn Merritt, mais bien Adidas et Nike. Des millions et des millions à la ligne d'arrivée.

(Devrait participer aussi à cette finale le Canadien Tyler Christopher (Nike), qu'on pourrait même voir sur le podium, mais plus probablement quatrième.