J'attends Tian. C'est son prénom et c'est une jeune fille. La traductrice attitrée depuis quatre mois de mon collègue Stéphane Paquet. Il me la prête aujourd'hui pour un «trottoir», comme on dit; enfin, un grand trottoir puisque c'est la place Tian'anmen.

Je guette dans le flot continu que déverse le bouche de métro une jeune fille dans la vingtaine, menue, m'a dit Stéphane. Tiens, celle-ci m'irait parfaitement. Ou encore celle-ci, avec des lunettes. Mais c'est plutôt celle-là, pas mal non plus, qui s'en vient vers moi, me tend la main. On lui a dit: un vieux monsieur avec une casquette; elle ne pouvait pas se tromper.

Bonjour.

Une porcelaine. Son français aussi est de porcelaine: charmant, délicat, mais toujours au bord de se briser.

Venez-vous souvent ici, Tian?

Évidemment non. Les Pékinois ne vont pas place Tian'anmen, comme les Parisiens ne vont pas aux Champs-Élysées, comme les New-Yorkais ne vont pas sur la 5e Avenue, comme les Romains ne vont pas place Saint-Pierre, sauf quand ils reçoivent leurs cousins de province.

J'explique à Tian que c'est justement ce que nous allons faire: les cousins de province. Les touristes chinois.

Pour mal faire, le premier nono qu'on a interpellé était pékinois! Prof à l'École normale, lui non plus ne vient jamais place Tian'anmen. Aujourd'hui, il ne sait pas trop pourquoi il est venu - les Jeux olympiques, sans doute. Mais il s'en va. Les Jeux? Il aimerait bien avoir des billets pour le basket. Il n'en aura pas. Il trouverait plus facilement un billet pour la cérémonie d'ouverture qu'un billet pour le match Chine-États-Unis dimanche soir.

C'est la journée la plus grise depuis que je suis arrivé, un gris qui commence à tomber sur le moral. Le fond de la place disparaît dans la brume, d'où surgit pourtant le portrait de Mao, comme si rien, jamais, même la pollution, ne pouvait en venir à bout. Seule note de gaieté, ces parapluies pastel que les Pékinois ouvrent pour se protéger... De quoi au fait? Sûrement pas du soleil, cela fait une semaine qu'on ne l'a pas vu.

Nos premiers vrais «clients», trois étudiants de trois provinces différentes, Fujian, Guizhou et Jilin, au nord. Ils étudient à Pékin, sont venus renifler l'air des Jeux et voir les parterres de fleurs, pourtant bien riquiqui dans l'immensité du lieu.

Et puis, jeunes gens, avez-vous des billets pour les Jeux?

Wang en avait pour le hockey sur gazon.

Le hockey sur gazon! Tu te garroches, bonhomme!

C'est tout ce qu'il a trouvé. Eux aussi rêvaient d'en avoir pour le basket. Pas grave, ils sont heureux et surtout fiers. Le monde va découvrir la nouvelle Chine, celle de la réforme et de l'ouverture, a dit Wang sur un ton solennel. Celui qui s'appelle Lan a ajouté: Et on va montrer aussi notre puissance en gagnant beaucoup de médailles.

Vous pensez qu'on est tombés sur des fils d'apparatchiks? Pas du tout. C'est un grand sujet d'étonnement chez les Occidentaux: aux antipodes de la révolte de 1989, la jeunesse chinoise est dans son ensemble très patriotique, très pro-gouvernementale, très fière des succès économiques du pays, et se contrecrisse et même s'impatiente du discours occidental sur la démocratie.

Wang Shu Min, une dame dans la cinquantaine, vient d'un petit village avec des champs et des vaches à deux heures de Pékin, dans la province voisine du Hebei. Elle a eu deux billets pour le grand stade, le 19 août. Ce sera de l'athlétisme, mais quoi au juste?

Elle ne sait pas. Elle s'en fout. Elle n'a jamais vu d'épreuve d'athlétisme, de toute façon. Elle y va pour le stade. Deux cents yuans le billet (30$).

Celle-ci aussi vient du Hebei, de Shijazhuang, la capitale. Elle est médecin. Médecine occidentale. Elle a 60 ans. Chaleureuse, parle très librement. Elle vient de quitter l'hôpital d'État où elle travaillait, pour 500$ par mois, pour un hôpital privé où elle gagne le double; mais bon, ça ne fait jamais que 250$ par semaine!

Je montre le portrait de Mao au fond de la place; elle sourit, douloureusement me semble-t-il. Elle raconte: J'avais 28 ans quand Mao est mort. Mes parents étaient des intellectuels, mon père professeur, ma mère médecin; pendant la Révolution culturelle, nous avons été déportés en Mongolie intérieure.

Quels sont les deux plus grands changements en Chine, depuis Mao?

La réponse m'a surpris: Manger. Sous Mao, on avait faim tout le temps. Et s'habiller. Nous étions tous habillés pareil.

Et la liberté?

Ah! oui, c'est vrai, la liberté. J'oubliais la liberté! Le ton désabusé dit qu'elle ne voit pas, de ce côté, un si grand changement.

Les Jeux olympiques l'intéressent, bien sûr. Elle suivra tout particulièrement, à la télé, le tournoi de basket. Décidément, ce basket... Pas entendu parler une fois de ping-pong, pas entendu une fois le nom de Liu Xiang (110 mètres haies), paraît-il un dieu en Chine...

Pour revenir à la madame docteur, elle m'a laissé un numéro de téléphone qu'elle a écrit elle-même dans mon carnet: si vous êtes malade pendant les Jeux, appelez ici, on prendra soin de vous. Je l'ai spontanément embrassée, ce qui a déclenché le fou rire de Tian.

Cela ne se fait pas, j'imagine?

Pas vraiment, m'a dit Tian.

Vous avez eu honte?

Non, c'était drôle, elle a aimé ça.

Des vrais touristes, ceux-là, de la lointaine province du Yunnan, à la frontière du Laos. Il sont venus en avion. Ils sont de la minorité dai. Jamais entendu parler. Mais si, me dit Tian, qui me trouve bien ignorant; mais si, ils sont bien connus pour leurs danses... Et de m'imiter la danse des Dai, pas si loin finalement de la danse du canard, disons la danse du canard laqué.

Anyway, ces Dai travaillent pour une entreprise de vêtements de Hong Kong qui leur a payé des billets pour la cérémonie d'ouverture; le voyage de trois ou quatre jours va leur coûter 1500$ pour quatre.

Après les Dai, il y a eu ce couple de petits vieux; ils se sont fermés dès que j'ai parlé politique. Tian m'a gentiment fait observer que les Chinois ne parlent jamais politique avec des étrangers. Je n'ai rien répliqué; n'empêche que la madame docteur de tantôt était politique dans chacun de ses mots.

Puis il y a eu ces trois garçons, 18, 17 et 16 ans, accompagnés de la maman du plus vieux. Ils viennent d'un village du Hanhui, la province à l'ouest de Shanghai. Ils sont à Pékin pour 10 jours, n'ont pas de billets pour les Jeux mais en cherchent désespérément pour le basketball; trois groupies finis de Yao Ming et de Yi Jianlian, l'étoile montante du basket chinois, qui joue aussi dans la NBÀ (pour les Nets du New Jersey, je crois).

Ils viennent d'un village. La maman est agricultrice, céréales et blé. Comment une agricultrice chinoise peut-elle se payer un voyage de 10 jours à Pékin? Elle ne nous l'a pas dit.

Pour finir, une étudiante en droit du même âge que Tian (21 ans), de la même banlieue; elle est venue prendre le pouls des Jeux, place Tian'anmen, avec sa vieille maman. Elle sont un peu déçues. Elles s'attendaient à plus de monde, à plus d'étrangers, à plus de... je ne sais quoi, qui n'est pas là pour l'instant.

Il est un peu tôt pour dire que le party ne lèvera pas. Peut-être aussi que ces Jeux sont trop importants pour les Chinois pour qu'ils en fassent un party, une fête.

Ils en feront une cérémonie, qui est la messe des communistes.