Ne me bousculez pas. Je veux bien aller aux Jeux olympiques pour vous et donc ne pas les voir, enfin, n'en voir presque rien – plus on s'approche de ces grands machins faits pour la télé, plus on n'en voit rien – je veux bien aller à l'autre bout du monde, manger n'importe quoi comme de l'estomac de chien et être tout dérangé par le déconnage horaire, mais ne me bousculez pas, O.K.? Je vous rappelle que je suis vieux, que si vous me pressez trop je pourrais en mourir drette là, et que dans quatre ans, aux Jeux de Londres, vous serez les premiers à dire : Ah! si Foglia était là...

Je vais vous raconter mon voyage en Chine tout doucement. D'ailleurs, je suis parti tout doucement. Je suis parti à vélo. Ma fiancée en était toute découragée : c'est pas vrai, tu ne vas pas partir à vélo, qu'est-ce tu vas dire au douanier quand il va te demander où tu vas? Tu vas lui dire : je vais à Pékin?

Elle s'inquiétait pour rien. Je suis arrivé au petit poste de douane de Morses Line, j'ai dit au douanier : je vais à Burlington à vélo. J'y dormirai ce soir. Demain matin à 6 h je pars pour New York, de là un vol pour Pékin. Il me dit : Et vos valises ?

Ma fiancée suit en auto avec les valises.

Il a juste insisté un peu : Pourquoi en vélo?

Parce que, monsieur le douanier. Parce que demain sera une grande journée de merde, deux vols dont un de 13 heures, pourquoi ne pas me faire un cadeau? Il a tout compris. Il est vrai aussi que cela m'amusait de sortir de ma cour à vélo en me disant : Je pars pour Pékin.

Au bout de mon chemin de terre, j'ai pris à droite le chemin Saint-Armand, qui mène à la frontière, et tout de suite là, dans la première prairie, deux dindes sauvages et leur couvée de dindonneaux. Pensez-vous que ce n'est pas une belle image à emporter en voyage?

Les plus beaux paysages sont entre la douane et Highgate. J'en fais toujours grande provision avant de m'en éloigner. Des photos ? Non. C'est de la conserve, les photos. Pour que ces paysages me nourrissent pendant quelque temps, il faut que je les aie respirés. Anyway. Ma fiancée m'a ramassé en chemin, m'a déposé à l'hôtel, on s'est embrassés. Salut, bébé. Tu veux que je te rapporte quelque chose de Chine?

Des espadrilles.

Petite comique. Depuis des années, elle me fait acheter ses espadrilles dans le Quartier chinois. Encore cette semaine : irais-tu m'en acheter d'autres, celles-ci sont finies... Parlant du Quartier chinois, comme journaliste à La Presse, cela fera 37 ans en octobre – ciel, 37 ans ! – que, chaque fois que je vais à La Presse, je vais un peu en Chine. Le parking de La Presse, entre les rues Saint-Dominique et De Bullion, est en plein Quartier chinois. Si je ne parle pas chinois aujourd'hui, c'est bien parce que je suis nul. Les espadrilles, je les achète (6,57$) au Centre du cadeau oriental, rue de La Gauchetière, où la bonne femme me reconnaît et s'efforce de me dire bonjour en français : Boyour! Son mari est toujours sur le trottoir, accroupi à côté de la porte, en train de manger quéque affaire dans un bol. Je ne verrai rien de plus chinois à Pékin. D'ailleurs, d'après ce que j'ai lu, ce n'est pas sûr qu'il y ait encore un quartier chinois à Pékin.

À l'hôtel à Burlington j'ai pogné Radio-Canada. À Bons baisers de France, ils ont parlé du kayakiste van Koeverden, qui portera le drapeau à la cérémonie d'ouverture. M. Coderre déplorait son unilinguisme; Sylvie Bernier, chef de mission de l'équipe canadienne, répondait que ça n'avait rien à voir. C'est mon avis aussi. Il n'y a pas meilleur candidat que ce garçon, sauf peut-être le gymnaste Kyle Shewfelt, qui n'est probablement pas moins unilingue. Ce van Koeverden est allumé, drôle, socialement engagé, un athlète exceptionnel, et ce n'est pas un agité du drapeau même s'il va le porter; bref, on lui demandera d'apprendre le français quand il nous annoncera qu'il veut devenir ministre des Sports.

Où en étais-je? Ah oui. Le pilote vient d'annoncer que notre vol entre Newark et Pékin durera 12 heures et 53 minutes. Ma voisine, une Chinoise du New Jersey, lit le Newsweek, qui annonce en couverture que les Chinois sont devenus ce qu'ils sont parce qu'ils souffrent d'un complexe national d'infériorité. Je vous jure. «The roots of national inferiority complex». J'ai failli l'acheter, pis fuck, non. J'ai lu tant de niaiseries sur la Chine depuis six mois que je ne suis plus capable d'entendre les sinologues dire que les Chinois sont comme ci et comme ça. Imagine le culot qu'il faut pour écrire que 1300 millions de gens auraient en même temps un complexe d'infériorité ! Et c'est sans parler de leur racisme, de leur sexisme, de leur communisme. Je suis pu capable, les sinologues. Je prône une nouvelle discipline olympique : le lancer du sinologue.

Plutôt que le Newsweek j'ai lu Annie Ernaux, dont le récent chef-d'oeuvre Les Années m'a donné le goût de relire La vie extérieure. Je suis tombé sur ce passage où elle est dans un avion – comme moi –, lit et, comme moi, s'arrête de lire pour prendre des notes : simple habitude, dit-elle, de mettre en mots le monde. Pas si simple, madame, pas si simple. Plus loin, j'ai souligné encore ceci : Le récit est un besoin d'exister. Voilà sans doute pourquoi je prends tout mon temps pour vous raconter ce voyage : par besoin d'exister. Je vous remercie, en m'écoutant, de me permettre d'exister.

De temps en temps, je consultais l'écran qui montrait notre route avec le nom des villes que nous survolions. Vous saviez, vous, que de New York pour aller à Pékin il faut passer par Saint-Armand ? Exactement la route que j'ai faite à vélo, mais je n'ai pas revu les dindes ni leurs dindonneaux. On a passé au-dessus de Trois-Rivières, Chicoutimi puis Ulan Bator, que je connais moins... 13 heures. Du temps presque arrêté qui file pourtant à 1000 km/h, cela ne vous rappelle rien? Mais si : la vie.

L'aéroport était vide. Je suis allé m'enregistrer au comptoir olympique. J'étais seul, j'ai parlé un peu avec les bénévoles de l'accréditation, assez pour vérifier que leur anglais est pire que le mien, ce qui, je le sens, va devenir un problème majeur à ces jeux. Vous vous rappellerez que je l'ai annoncé le premier.

Ensuite, je suis allé changer de l'argent, et c'est alors que la Chine, celle qui remonte à l'antiquité, ou pour le moins à mon premier voyage ici il y a 30 ans, m'a sauté dans la face. Vous n'imaginez pas le temps qu'il a fallu pour changer 300 $ canadiens en yuans. Un problème ? Aucun. Rien que la procédure normale. Le préposé remplit un formulaire. Puis un autre. Pour chacun, il détache la feuille du dessus, ôte le papier carbone (100 ans que je n'avais pas vu de papier carbone), détache la seconde feuille, me la donne à parapher, ici, et ici, et encore ici, et c'est pas fini, maintenant il faut enregistrer tout ça dans le grand livre des opérations de la journée.

Tu viens de lire 843 articles sur la Chine qui racontent tous comment ce pays entre dans la modernité à la vitesse grand V, et ton premier contact, c'est ce type qui, pour te donner des yuans, doit remplir des formulaires et les tamponner – c'est vrai, j'ai oublié les coups de tampon sur chaque copie. Le tampon est au communisme ce que le manche est au balai.

C'est encore cette Chine-là qui m'a accueilli au resto de l'hôtel pour le petit-déjeuner. Un poème. On était trois clients. Ils étaient six au garde-à-vous devant le buffet. Pour faire quoi? Fouille-moi. Délicieux buffet, oeuf de cane au poivre, soupe aux champignons, tout ça assez loin de mes tartines à la confiture de framboises noires que vient de faire ma fiancée. Mais je reviens à mes six nonos au garde-à-vous devant le buffet. Pourquoi six? Parce qu'ils sont un milliard trois cent millions et qu'il faut bien les occuper? Parce que c'est un hôtel d'État et que c'est comme ça dans toute l'administration? Je ne sais pas. Je cherchais du sucre. Un des six s'est précipité. Sugar? Il ne comprenait pas. Un de ses collègues est arrivé à la rescousse. Lui comprenait mais ne savait pas où il y en avait. Le reste de la troupe s'est mobilisé, on s'est retrouvés à sept pour chercher du sucre – huit, parce que, averti j'imagine par le responsable de district du parti, leur boss s'en est mêlé. On en a trouvé, oui madame.

Bon, allez, je vous laisse, je veux aller en ville avant la pluie. Vous avez droit à deux dernières questions. Disons : de quoi ça a l'air et le fond de l'air.

Le fond de l'air : tropical. Collant. La chaleur du désert (le désert de Gobi est à moins de 300 km) et l'humidité d'un bayou. Il va y avoir des morts au marathon.

De quoi ça a l'air : il y a 40 km entre l'aéroport et mon l'hôtel. Vous êtes déjà allé en Corée du Nord? Vous connaissez le parc industriel de Cleveland? de Buffalo? Notez bien que je ne parle pas du centre de Pékin ; on est ici à la hauteur du parc olympique. Le taxi qui m'amenait de l'aéroport a passé juste à côté du fameux stade, le fameux nid d'oiseau. Beau ? Euh... disons curieux. En fait, ce qui est très curieux, c'est de trouver un nid d'oiseau dans ce décor, comme si un merle bleu avait eu la sotte idée d'aller faire son nid dans une cour à scrap.

Et comme couleur dominante de tout ça, le gris. Le gris tirant sur le gris.

Bon, je peux aller place Tian'anmen, maintenant?

Ah, merde, y pleut. C'est de votre faute.