Rien d'étonnant qu'«un Québécois sur six craindrait de devenir itinérant» (La Presse, 11 octobre). Je peux comprendre pourquoi: on a beau vouloir ignorer la détresse humaine, la détresse sait nous rattraper.

Rien d'étonnant qu'«un Québécois sur six craindrait de devenir itinérant» (La Presse, 11 octobre). Je peux comprendre pourquoi: on a beau vouloir ignorer la détresse humaine, la détresse sait nous rattraper.

 

À l'ère où nous sommes plus branchés que jamais, où nous prenons nos courriels à toute heure du jour à l'aide de nos gadgets sophistiqués (et conçus esthétiquement s'il vous plaît), à l'heure où nous passons notre temps libre à regarder des émissions de télévision qui nous présentent des plats plus exquis que les nôtres dans des lieux plus coquets que le nôtre, il y a des gens qui dorment dehors, il y a des gens qui ne mangent pas.

Je me souviens du cas tapageur des sans domicile fixe (SDF) français. La République française avait, une fois de plus, oublié les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité qu'elle est censée défendre... C'est que des SDF avaient soulevé un immense tollé parce qu'ils avaient osé dormir dans des tentes offertes par l'organisme Médecins du monde plutôt que de dormir dans la rue... Je me souviens très bien de la réaction de certains arrondissements parisiens qui n'avaient pas du tout souhaité voir des tentes sur « leur trottoir ». Ce n'était pas bon pour le tourisme, ça gâchait le paysage de voir des petites tentes près de la belle Seine : ça brisait la poésie, ça déformait la carte postale qu'on se faisait de la Ville lumière de voir des tentes éparpillées un peu partout sur la voie publique. Voir des milliers de petites tentes agaçait visiblement davantage l'oeil que de voir des milliers de personnes dormir dans la rue.

Or, il y a les nouveaux itinérants, ceux qui viennent d'arriver dans la rue et qui ne connaissent pas encore les bonnes adresses et il y a les vieux de la vieille, ceux qui connaissent trop bien les bonnes adresses, mais qui savent très bien que leur place dans un centre ou leur repas dans une cantine n'est jamais gagnée d'avance.

À l'université, je me souviens d'un homme qui exécutait quotidiennement sa tournée des poubelles. Chaque début d'après-midi, il faisait son tour. Il nous saluait amicalement. Un jour, je lui ai demandé de venir s'asseoir avec nous et nous avons parlé longtemps. Il m'avait alors appris que s'il traînait autour du campus de l'Université McGill, c'est parce qu'il connaissait bien les lieux puisqu'il avait jadis été un éminent professeur d'astronomie ici et qu'après avoir tout perdu d'un coup dans sa vie (femme, enfants, amis, maison), il se sentait malgré tout encore chez lui «à McGill», comme il aimait dire.

Je me souviens aussi que lorsque je descendais à la station de métro Peel pour me rendre à l'université, je devais monter des escaliers pour sortir du métro et très souvent j'enjambais un homme qui dormait sur l'avant-dernière marche; enjamber, c'est-à-dire «passer par dessus un obstacle en étendant la jambe».

Je suis terriblement touché par le phénomène de l'itinérance montréalaise, car je crois qu'elle est l'illustration blessée de notre indifférence. L'itinérance démontre que même si nous avons la chance d'avoir un toit et que nous avons le privilège de manger à notre faim, nous sommes en réalité très pauvres, pauvres de coeur.