Il est 14 h, samedi, au Sears de Sherbrooke, et les affaires vont bon train. La chaîne de magasins ne va pas bien et, vendredi, certaines succursales québécoises ont commencé leur processus de liquidation, mais au Carrefour de l'Estrie, la vie continue.

Non, le magasin n'est pas bondé. Mais le centre commercial au complet est plutôt en mode relax. Peut-être que tout le monde est en vacances. Peut-être que le commerce au détail qui a pignon sur rue se fait délaisser par la vente en ligne. Peut-être bien des affaires. Mais une chose est certaine : le Sears n'est pas plus tranquille que le reste.

Et Jean-Sébastien Dagenais, 35 ans, s'y dirige d'un bon pas. « J'y vais pour la proximité et pour les prix, dit ce superviseur en maintenance de Sherbrooke, rencontré dans le parking juste à l'extérieur de l'enceinte. Pour les vêtements d'enfants, notamment, surtout quand il y a des rabais. C'est mieux que Walmart. La qualité. Le service aussi. »

Anna Côté, technicienne en laboratoire dans la jeune cinquantaine, arrive quelques minutes plus tard et pense la même chose. « J'achète quand c'est en spécial. C'est sûr que c'est de la meilleure qualité que Walmart ou Costco... »

Son mari Claude, livreur, lui aussi de Sherbrooke, acquiesce. « J'ai acheté une cuisinière ici l'an dernier. Pour le prix. Et c'est mieux qu'ailleurs. »

Aurait-il pu trouver encore moins cher dans les chaînes qui cartonnent ? « Oui, c'est sûr, mais le prix, ce n'est pas tout ce qui compte », répond Anna. « Les jeunes, ils veulent toujours le moins cher possible. Mais il n'y a pas que ça. »

Anna aime aussi beaucoup que la chaîne mette de l'avant des produits canadiens et l'affiche clairement.

***

Il est trop facile de dire que Sears ne s'adresse qu'à une clientèle de baby-boomers en montant et que ses difficultés sont causées par une déconnexion des consommateurs plus jeunes qui tiennent à se faire offrir des produits modernes et cool, vraiment pas chers. Façon IKEA bien sûr, mais aussi H&M ou Best Buy.

Il reste encore une clientèle prête à donner une chance à Sears... Et Sears est encore là.

Samedi à Sherbrooke, oui, il y avait les fameux tapis beiges troués et usés qui dépriment les sceptiques dès leur premier pas dans les lieux.

Oui, il y avait les étagères vides ou encore les étagères pleines mais où les objets sont placés à la va comme que je te pousse, trahissant un manque de personnel pour faire le ménage et garder tout en ordre.

Et oui, on se balade dans les allées en regardant les produits et les prix et en se demandant constamment si on n'a pas vu mieux, moins cher, chez HomeSense ou Provigo...

Mais il y avait aussi des bouteilles façon « S'well » vraiment pas chères près des caisses et des vendeuses souriantes et des toutous pour enfants et des chaussettes et des batteries de cuisine au goût du jour à prix très corrects... La cliente difficile que je suis aurait facilement pu dépenser quand même un peu d'argent dans les allées, entre les jolies cocottes Rachael Ray, les espadrilles Christian Lacroix et les vases à fleurs en verre minimalistes.

Bref, Sears n'est pas que le détaillant encroûté dans ses souvenirs de la belle époque où son catalogue et son réseau de distribution partout dans les moindres recoins du Québec faisaient briller sa marque. Il y a encore quelque chose d'utile dans ses allées.

Et l'expérience client est-elle vraiment si différente de celle de Walmart ou de HomeSense, justement, qui ont pourtant la super cote ?

Alors pourquoi cette chaîne a-t-elle tant de difficulté ?

***

Dans une enquête publiée en mai par le magazine américain Business Insiders, à peu près tous les interviewés montrent du doigt le chef de la direction de l'entreprise, Eddie Lampert, milliardaire de 55 ans, ancien dirigeant de Goldman Sachs parti fonder son propre fonds d'investissement spéculatif avant de prendre les rênes du géant américain.

« Sears a survécu à deux guerres mondiales et à la Grande Dépression. Mais après une décennie sous la direction de [Lampert], le détaillant de 124 ans est en train d'imploser », explique d'entrée de jeu le long papier.

Selon le magazine, ce qui différencie Sears des autres détaillants qui font face aux mêmes défis actuels - notamment la montée du commerce en ligne et la diminution de la fréquentation des centres commerciaux ou les exigences de jeunes consommateurs qui veulent du beau, bon, pas cher, écolo, voire local -, ce sont les décisions que Lampert a prises dès qu'il a acheté la société. En gros, par des gestes stratégiques de financier plus que de vendeur, il a montré qu'il se préoccupait d'abord et avant tout des actionnaires - dont il fait partie - et de leurs gains à court terme, mettant ainsi l'entreprise en danger à moyen et long termes. On mentionne notamment une série de rachats d'actions destinée à augmenter des indices de rendement sur papier, mais qui a privé l'entreprise des liquidités dont elle aurait eu besoin pour réinvestir dans ses magasins.

En fait, ce qu'on réalise en lisant sur le personnage, c'est qu'il était beaucoup plus intéressé par les manoeuvres financières que par la vente.

Or, la vente au détail est une affaire, justement, de détails, qui ne peuvent être négligés. Le succès est le résultat presque alchimique de facteurs très nombreux et souvent très concrets, à mille lieues de Wall Street ou plutôt du palais presque fortifié de Floride où vit M. Lampert. Il y a notamment la qualité et la modernité des produits, leurs prix, comment ils sont sélectionnés, comment les magasins sont approvisionnés, il y a aussi la qualité des employés, leurs salaires, leur efficacité et leur attitude, et la qualité générale de l'expérience client en magasin.

Ce qui est triste dans tout cela, c'est qu'il y a des clients attachés à ces magasins, des employés dévoués. Et un gars bien en haut de tout ça, qui ne se préoccupe ni des uns ni des autres, mais plutôt que de lui et des autres investisseurs.

Sauf que s'ils veulent du rendement - et ne pas totalement détruire ce qui reste de Sears -, les consommateurs, les fournisseurs et les travailleurs méritent mieux.