« Toute cité, pour le pirate, lui est un poignard dans le coeur. » - Gilles Lapouge« Mais, monsieur, pourquoi acheter des CD, alors qu'on peut, grâce à des applis, télécharger toute la musique que l'on veut ? Et puis, on a déjà payé pour notre service internet. Soyez cool, ne soyez pas vieux jeu ! »

Voilà ce que m'objectaient des étudiants de mon cours d'éthique quand, il n'y a pas si longtemps, je défendais le droit d'auteur et la propriété intellectuelle des biens culturels et condamnais le piratage.

En optant pour une industrie rénovée des taxis et en imposant les mêmes règles pour tous les gens du transport rémunéré de personnes, le gouvernement est-il donc, lui aussi, vieux jeu en écartant ainsi Uber, une innovation hypermoderne, ludique, et qui soulage le portefeuille et l'horaire des utilisateurs ? Ou protège-t-il plutôt une industrie de transport en taxi et ses chauffeurs (22 000 contribuables) qui jouent les règles de l'État de droit (permis de taxi, permis de chauffeur de classe 4C, assurance, examen) contre ceux qui méprisent ses lois en pirates postmodernes ? C'est cette dernière supposition qui est la bonne.

Une analogie empruntée à un mode de navigation plus ancien imagera notre propos.

On pourrait en effet avancer qu'Uber est au chauffeur de taxi ce qu'était le pirate par rapport au corsaire.

Distinction juridique notoire de l'histoire de la guerre navale moderne, l'opposition pirate/corsaire éclaire, en effet, le conflit actuel des taxis autorisés contre le prétendu covoiturage de la multinationale. Le « pirate » (du latin pirata), c'est en effet celui « qui tente la fortune, qui est entreprenant » et, par extension, « quelqu'un qui s'enrichit au dépens des autres ».

Cicéron considérait d'ailleurs les pirates comme des « ennemis communs de tous », puisqu'ils échappaient aux catégories habituelles du droit, des brouilleurs de frontières juridiques qui interviennent en zones extraterritoriales, ajoutera, préfigurant la fluide Toile sans patrie, le philosophe Carl Schmitt dans Terre et mer.

SANS PAVILLON

Contrairement au pirate qui n'affiche pas de pavillon, le corsaire (du latin cursus, « celui qui pratique la course ») a, lui, le droit, mais sans attenter cependant à la vie et aux biens personnels de l'équipage abordé, de s'en prendre aux vaisseaux marchands rivaux et à leur fret, car il a reçu une lettre de « course » d'un souverain, avec obligation, entre autres, de déclarer ses prises au Trésor.

Ce n'est qu'une analogie, bien sûr, une image empruntée au capitalisme naissant, mais la ressemblance trouve néanmoins des points d'ancrage dans ce qui prend malheureusement des allures de nouvelle guerre des Anciens et des Modernes, la bataille commerciale de la chasse au client pour la course, celle du navigateur-routeur sans pavillon Uber, piratant le taxi et son enseigne.

Alors qu'on s'indigne de l'évasion fiscale qui dérobe à l'État des milliards qui pourraient améliorer la qualité des services publics, alors qu'on s'élève contre le travail au noir qui coûterait chaque année plus de 10 milliards  au Québec, selon les données de Statistique Canada, alors qu'on déplore les délocalisations d'entreprises, on laisserait donc Uber, une entreprise milliardaire, capitalisée à plus de 50 milliards, transporter incognito des personnes contre rémunération, et ce, sans être réglementée et sans payer sa juste part à l'État (10 millions déjà perdus en TPS-TVQ et autant en revenus d'impôts, selon le ministre Daoust) ?

Une économie de partage, vraiment ? L'actuelle commission parlementaire sur le projet de loi 100 sur l'industrie du taxi amènera-t-elle Uber à accepter un cadre réglementaire équitable pour tous les gens du transport et à payer les arriérés d'impôts et de taxes ? Espérons-le. En attendant un miracle, je préfère prendre un taxi traditionnel, et pour la musique, visiter, sans pirater, les iTunes Store et Google Play de la planète.