Il ne fallait rien oublier derrière soi. Car après avoir permis aux analystes financiers et aux journalistes de regarder pour une première et dernière fois la maquette de bois grandeur réelle de la CSeries, les dirigeants de Bombardier ont fermé la porte de l'usine de Mirabel à double tour. Avec les ingénieurs dedans.

Ces ingénieurs sont enfermés dans une course contre la montre. Bombardier n'a plus que 191 jours pour assembler son premier avion commercial long-courrier puis le tester en vol, selon l'échéancier que l'entreprise s'est fixé. Bombardier se donne ensuite un an de plus pour livrer cet avion monocouloir à son premier client, à la fin de 2013 au plus tard.

En parallèle, Pratt&Whitney met au point le nouveau moteur qui propulsera la CSeries, le PurePower.

Nouvel avion, nouveau moteur: aussi bien dire qu'on vient de mettre le presto sur le feu à son plus fort. Car tout retard significatif sera extrêmement lourd de conséquences pour l'avionneur montréalais, comme Boeing et Airbus l'ont déjà appris à la dure. Bombardier joue son avenir dans l'aviation commerciale avec cette nouvelle famille d'avions de 110 et de 130 sièges construite de zéro au coût de 3,4 milliards de dollars.

Bombardier n'a pas essayé de préparer le terrain à un possible retard, lors de sa présentation de mardi. Le nouveau président de la division des avions commerciaux, Mike Arcamone, a dit et redit, sur un ton de défi, que la CSeries est «sur la bonne voie», malgré son calendrier de production comprimé. Tout au plus a-t-il reconnu que certains fournisseurs avaient connu des pépins et que Bombardier avait mis les ressources nécessaires pour lisser ces aspérités.

Mais tous n'avaient pas la superbe assurance de Mike Arcamone, un Montréalais d'origine qui a fait carrière dans l'industrie automobile pendant 30 ans avant de se joindre à Bombardier en février.

Bob Saia, vice-président de Pratt&Whitney responsable de la gamme des réacteurs de prochaine génération, s'est dit confiant de respecter ce calendrier. «Mais je ne dormirai pas bien tant que nous n'aurons pas reçu la certification pour le moteur», a-t-il ajouté. Cette certification est attendue au quatrième trimestre.

«Cela va être un défi de faire le premier vol avant la fin de l'année», a même admis Robert Dewar, vice-président et directeur général de la CSeries, qui y travaille sept jours sur sept.

Livrer son produit au jour dit est toujours important pour les avionneurs. Les retards entraînent des coûts de développement supplémentaires, de même que des pénalités de clients.

Le cas du Dreamliner de Boeing est patent. Cet appareil presque entièrement fabriqué à partir de matériaux composites a cumulé trois années de retard en raison de problèmes d'ingénierie et de difficultés d'arrimage avec les fournisseurs.

Même après avoir lancé la production, Boeing a connu des ennuis. Il a fallu que ce constructeur assemble 66 appareils - ce qui fut fait début juin - avant que ses Dreamliner passent directement de l'usine à la préparation avant-vol, évitant ainsi un coûteux détour par l'atelier de finition. Des analystes cités par le Wall Street Journal estiment que Boeing perd actuellement autour de 100 millions par appareil vendu!

Cela, c'est sans parler des pénalités pour les retards. Air India a par exemple réclamé un dédommagement de 840 millions US pour sa commande de 27 Dreamliners. Le ministre indien de l'Aviation civile a affirmé en mars que Boeing avait consenti à verser 500 millions US, mais l'entreprise de Chicago n'a jamais confirmé ce montant.

L'histoire du Airbus A380 est tout aussi révélatrice.

Dans le cas de Bombardier, livrer la CSeries à l'heure revêt encore plus d'importance. Le troisième avionneur fait une incursion dans le marché des grands porteurs, la chasse gardée des constructeurs Airbus et Boeing.

Bombardier est désavantagée dès le départ, puisque les compagnies aériennes préfèrent acheter des appareils d'un même fournisseur pour réduire leurs coûts de formation, de maintenance et d'entreposage de pièces.

Il faudra donc que la CSeries tienne ses promesses de réduction de coûts d'exploitation de 20%, comparativement aux appareils existants. Et que Boeing et Airbus ne lancent pas un nouvel appareil dans le créneau des avions de 100 à 149 sièges dont la performance réduira l'écart avec la CSeries.

Bombardier a joué de chance, puisque Boeing et Airbus ont été relativement distraits par le lancement de leurs avions de plus grande capacité et de plus grande portée ces dernières années. Mais, ces géants ont laissé savoir qu'ils n'entendent pas laisser Bombardier leur gruger des parts de marché sans réagir. Déjà, Airbus tente de couper l'herbe sous le pied de Bombardier en promettant de mettre à niveau son modèle A319 avec le même moteur performant de Pratt&Whitney que celui qui équipera la CSeries.

La fenêtre pour décrocher des commandes et s'imposer comme une alternative viable à ces deux constructeurs n'est donc pas très grande. D'autant que certains clients potentiels attendent vraisemblablement de voir la CSeries dans le ciel avant de s'engager à l'acheter.

Qatar Airways, qui avait été pressenti comme l'un des clients de départ de la CSeries, vient encore de reporter de 6 à 12 mois la reprise de ses négociations avec Bombardier, a indiqué son grand patron, Akbar Al Baker, lors du dernier salon l'aviation d'affaires d'Europe, en mai. «Tout est dans le timing», a dit Mike Arcamone.

Bombardier prévoit la construction de 6900 appareils de 100 à 149 sièges au cours des 20 prochaines années. L'avionneur montréalais compte récolter au moins la moitié de ces commandes. En quatre ans, toutefois, Bombardier a vendu 138 avions de la CSeries.

Mike Arcamone a parfaitement raison: c'est maintenant ou jamais.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca