Le fonds spéculatif américain Mason Capital Management a réussi à contrecarrer les plans de Telus après une bataille de procurations de près d'un mois. Plutôt que d'essuyer un refus embarrassant, l'entreprise de télécommunications de Vancouver a préféré retirer son projet visant à refondre son capital à seulement quelques heures de son assemblée annuelle, hier à Edmonton.

Telus espérait se débarrasser de ses deux catégories d'action pour n'en conserver qu'une seule, celle avec droit de vote.

Les actions sans droit de vote ont été émises après la fusion de BC Telecom et de Telus, en 1999. À l'époque, c'était un moyen de s'assurer que la participation élevée du groupe américain Verizon dans la nouvelle Telus ne contrevienne pas à la loi qui limite la propriété étrangère des entreprises canadiennes de télécommunications.

Mais Verizon s'est retiré de Telus en 2004. Aussi, cette deuxième catégorie d'actions, qui représente autour de 40% du total des actions de l'entreprise, n'a plus sa raison d'être. D'autant que le titre de Telus profiterait vraisemblablement d'une meilleure liquidité.

Le projet de Telus était donc rempli de bon sens. Pourquoi n'a-t-il pas recueilli des appuis suffisants, soit des votes qui représentent les deux tiers des titres dans chacune des catégories d'action? La faute est partagée. Autant Telus a été malhabile, autant Mason a été très habile.

Aux dernières nouvelles, Mason détient 32,7 millions d'actions avec droit de vote, soit 18,7% de celles en circulation. Et ce fonds a réussi à rallier d'autres investisseurs institutionnels à sa cause.

Telus proposait de convertir toutes les actions non votantes en actions avec droit de vote, à raison d'une action contre une. Le hic, c'est que les actions avec droit de vote se sont historiquement négociées avec une prime d'environ 5% comparativement aux actions sans droit de vote.

Il y a une bonne raison à cela. Avoir la possibilité d'exercer son influence est un droit qui vaut quelque chose. Aussi, donner cette influence gratuitement aux détenteurs d'actions sans droit de vote revenait à déshabiller Pierre pour habiller Paul.

Sur le fond, Mason avait donc raison de mener cette bataille. Mais il y a la manière, comme chantait Jacques Brel.

Mason n'était pas autant animé par son sentiment d'injustice que par son avidité. Ce fonds a parié qu'il réussirait à bloquer cette conversion en vendant à découvert au moins 21,6 millions d'actions sans droit de vote, selon ses déclarations aux autorités réglementaires.

Les actions sans droit de vote (les T.A) avaient commencé à combler l'écart de prix qui les séparait des actions avec droit de vote (les T). Avec l'échec du projet de conversion, en revanche, la valeur des actions sans droit de vote aurait normalement dû reculer.

C'est d'ailleurs ce qui s'est produit hier. Les actions sans droit de vote ont chuté de 1,5% cependant que le prix des actions votantes a à peine bougé. Mason pourra ainsi empocher cette différence, un profit qui se chiffre en millions de dollars.

Telus avait demandé aux autorités réglementaires d'intervenir. Sans succès. La Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique a refusé de mettre son nez dans cette histoire.

En revanche, elle entend se pencher plus largement sur la question des actionnaires qui peuvent exercer une influence démesurée sans avoir un intérêt économique réel dans l'entreprise. Il s'agit d'un enjeu de gouvernance important qui a récemment piqué l'intérêt des régulateurs en Europe comme en Amérique du Nord.

Toute la démocratie en entreprise repose sur le principe que les propriétaires des actions, ceux qui assument le risque économique, sont les mieux placés pour prendre des décisions sur l'avenir de l'entreprise. En résumé, une action, un vote.

Mais ce principe est de plus en plus dénaturé, parfois par inadvertance, parfois délibérément. Le droit de vote est attribué aux actionnaires le jour de la clôture des registres. Le problème vient lorsque les actions changent de main entre cette date et la date de l'assemblée des actionnaires.

Il est parfois difficile de retracer qui sont les vrais détenteurs des actions. C'est le vendeur de l'action qui conserve de fait le droit de vote, même s'il n'a plus un cent d'investi dans l'entreprise. Parfois, il arrive même qu'un droit de vote soit exercé à la fois par le vendeur et par l'acquéreur de l'action.

La situation se complique avec les transactions de couverture par lesquelles des investisseurs empruntent ou prêtent leurs actions, parfois pour se prémunir de fluctuations adverses, mais parfois pour spéculer, comme Mason l'a apparemment fait.

Deux professeurs de l'Université du Texas, Henry Hu et Bernard Black, ont donné un nom à cette influence démesurée d'investisseurs qui n'assument aucun risque économique. Ils ont surnommé cela le «empty voting», une expression que l'on pourrait traduire par le vote en toute impunité.

Un cas classique de «empty voting», c'est l'acquisition de King Pharmaceuticals que la société Mylan Laboratories comptait réaliser en 2004. Un fonds de couverture, Perry Corporation, avait pris une position importante dans le capital de King et souhaitait ardemment que cette transaction se réalise.

Carl Icahn s'est toutefois opposé à cette acquisition coûteuse après avoir mis la main sur 10% du capital de Mylan. Pour neutraliser Icahn et protéger son profit, Perry a acquis, au moyen de produits dérivés, le droit de voter 9,9% des actions de Mylan.

Perry se fichait complètement que Mylan paie trop cher, puisqu'il n'avait pas véritablement investi dans cette société pharmaceutique. L'histoire s'est toutefois mal terminée pour Perry. La transaction ne s'est jamais conclue et la Securities&Exchange Commission a mis Perry à l'amende pour avoir caché sa position importante dans l'actionnariat de Mylan.

Mais cette transaction avortée illustre la vulnérabilité des entreprises à capital ouvert aux manoeuvres de plus en plus habiles et tordues des fonds de couverture, ces surdoués de la finance. Une leçon que Telus retiendra lorsqu'elle tentera, pour une deuxième fois, de se débarrasser de ses actions sans droit de vote.