On savait qu'Ian Greenberg est un homme d'affaires futé. Mais on ne soupçonnait pas toute l'étendue de ses talents de négociateur.

Ces talents sont apparents à la lecture de la circulaire qui sollicite les appuis des actionnaires à la vente du diffuseur Astral à la société de télécommunications BCE.

Si cette acquisition de 3,4 milliards de dollars a permis aux actionnaires ordinaires de s'enrichir avec une prime généreuse de 39%, elle permet surtout au président d'Astral de passer à la caisse. À la clôture de cette transaction, Ian Greenberg devrait toucher plus de 100 millions de dollars, soit 101,1 millions pour être exacte.

On n'a qu'une seule occasion de vendre l'entreprise à laquelle on a consacré toute sa vie, et Ian Greenberg n'a pas raté son coup!

Certains s'empareront de ces 100 millions et crieront au scandale. Mais il faut prendre le temps de décortiquer cette somme pour faire la part des choses.

À lui seul, le partage des actions détenues par le holding familial Placements Abgreen en explique le tiers. La part d'Ian Greenberg s'élève à 33,3 millions de dollars. Considérant le rôle névralgique joué par cet homme d'affaires dans la construction d'Astral, ce n'est pas volé.

C'est Ian qui a repris la direction de l'entreprise après le décès de son frère Harold, qui a succombé en 1995 à un cancer du pancréas foudroyant. C'est lui qui a vendu les activités patrimoniales en photo pour recentrer l'entreprise sur les médias. Astral est ainsi devenu le premier radiodiffuseur au pays après avoir racheté Radiomutuel en 1997 puis Standard Radio en 2007.

Ian Greenberg détient aussi, de façon directe, plus de 382 000 actions d'Astral. Selon les termes de la transaction, ces actions valent 19,1 millions. C'est sans parler des options d'achat d'actions et des unités d'action différées qui lui ont été accordées ces dernières années et qui peuvent maintenant être exercées. Il y en a pour 17,7 millions.

Ces montants reflètent la rémunération variable qu'Ian Greenberg a reçue pour ses services au cours des dernières années. Encore ici, pas de problème.

Là où cela devient nettement plus discutable, c'est lorsqu'on s'intéresse aux primes. Selon l'entente avec BCE, le grand patron d'Astral recevra 5,9 millions en prestation de cessation d'emploi. Notez ici qu'on a dénaturé cette indemnité pour perte d'emploi, puisque c'est Ian Greenberg et sa famille qui ont volontairement cédé le contrôle de l'entreprise!

Mais le plus absurde, c'est qu'Ian Greenberg reçoit, en même temps, une prime de rétention de 25 millions de dollars. Peut-on recevoir à la fois une indemnité de départ et une prime de rétention? Cela ressemble drôlement à recevoir le beurre et l'argent du beurre.

Et puis, fallait-il octroyer 25 millions à Ian Greenberg pour qu'il poursuive son travail comme administrateur (rémunéré) de BCE? Quelqu'un pense-t-il sérieusement qu'il fera défection chez Quebecor? Qu'il lancera une société concurrente à 69 ans?

Ces 25 millions font partie des 45 millions que BCE s'est engagée à verser aux employés clés d'Astral pour les fidéliser. (Ian Greenberg réclamait 50 millions, mais comme BCE consentait seulement à offrir 40 millions, ils ont coupé la poire en deux.)

Lors de l'assemblée extraordinaire du 24 mai, les actionnaires «ordinaires» auront à se prononcer sur cette somme inhabituelle de par son ampleur. Cependant, même s'ils souhaitent manifester leur mécontentement, les détenteurs d'actions de catégorie A ne recevront pas un cent de plus.

«En aucune circonstance, la somme de 25 millions qui aurait par ailleurs été attribuée à M. Greenberg ne sera attribuée aux actionnaires», précise la circulaire. Protestez si vous voulez, mais ce sera pour la forme.

Les intérêts des actionnaires ordinaires ne semblent pas concorder avec les intérêts des détenteurs d'actions de catégorie B, ces actions à droit de vote multiple grâce auxquelles la famille Greenberg a maintenu son emprise sur Astral à la suite de son entrée en Bourse.

Et à lire le déroulement des négociations sur la vente d'Astral, ce n'est pas le seul instant où les intérêts des deux classes d'actionnaires ont divergé.

BCE, rappelons-le, n'était pas seule sur les rangs. Début février, Astral a été pressentie par un tiers, qui proposait de s'associer à une autre entreprise puis d'obtenir du financement pour ficeler cette transaction. Selon les informations de La Presse Affaires, il s'agirait du tandem Cogeco-Corus.

On peut parfaitement concevoir qu'Ian Greenberg préfère négocier avec BCE, puisque son offre n'était pas assortie d'autant de conditions. Ainsi, la transaction avec BCE paraît avoir de meilleures chances de se concrétiser.

Début mars, cependant, Astral a été surprise par une offre non contraignante d'une autre entreprise. Selon LPA, il s'agirait de Rogers Communications. Ainsi, cette offre était plus difficile à disqualifier vu la stature de ce câblodistributeur ontarien.

Or, cette offre promettait plus d'argent aux actionnaires ordinaires, mais moins d'argent à la famille Greenberg. La famille a notamment obtenu 50 millions de BCE pour ses «actions spéciales», qui sont distinctes des actions de catégorie B à droit de vote multiple.

Le comité spécial des administrateurs indépendants d'Astral est retourné voir BCE pour que celle-ci bonifie l'offre faite aux actionnaires ordinaires. BCE a relevé de 47,11$ à 50$ son offre par action de catégorie A. Ce faisant, l'entreprise a réduit l'écart avec le prix offert pour les actions de catégorie B, de 54,83$ par action. Même réduit, cette différence de traitement de près de 10% reste substantielle.

Ce comité a reconnu qu'il s'agit d'un des «facteurs défavorables éventuels concertant l'arrangement (avec BCE)». Tout comme il a admis qu'Astral n'avait pas eu «l'occasion d'offrir au tiers la possibilité de modifier les conditions de sa proposition pour la rendre acceptable à tous les actionnaires (y compris la famille Greenberg) et pour en supprimer les conditions».

Bref, le conseil d'Astral n'a pas joué jusqu'au bout le jeu des enchères. Malgré tout, son comité spécial se dit convaincu que ces facteurs défavorables sont «amplement compensés par les avantages éventuels» d'une transaction avec BCE.

«Aucun changement de contrôle n'est possible sans l'accord de la famille Greenberg», a invoqué le comité spécial pour justifier son appui à l'offre de BCE.

C'est une évidence. Et c'est une démonstration parfaite de la lutte très inégale entre les classes d'actionnaires.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca