À l'autre bout du fil, Alain Bouchard est fébrile. Il vient juste de rencontrer 500 cadres et employés de Statoil Fuel&Retail, le détaillant associé à la société d'État norvégienne du même nom. Et il est soulagé de l'accueil reçu au siège social d'Oslo.

«J'ai senti qu'ils étaient à l'aise avec nous», dit-il. Le fait qu'Alimentation Couche-Tard soit un acquéreur canadien n'y est pas étranger, selon lui. Dans le train qui le menait de l'aéroport au centre-ville, mardi matin, il regardait les Norvégiens s'élancer sur les pistes de ski de fond. Tout le monde lui parle d'Alex Harvey, le premier fondeur canadien à remporter l'or au championnat du monde.

Il n'empêche que cette transaction de 3,6 milliards (incluant la dette de 860 millions de dollars) frappe l'imagination. La première chaîne de dépanneurs de Scandinavie, dont les origines remontent à 1889 au Danemark, devrait passer aux mains d'un détaillant fondé il y a 32 ans à Laval. Du coup, les revenus de Couche-Tard atteindront presque 35 milliards de dollars.

«C'est impressionnant», dit Éric Richer La Flèche, président et chef de la direction du détaillant Metro, actionnaire de Couche-Tard avec près de 21 millions de ses actions.

Alain Bouchard a dormi seulement trois heures depuis qu'il a atterri la veille à Oslo. Il avait des détails de dernière minute à régler avant de dévoiler la plus importante transaction de l'histoire de Couche-Tard. Mais il était aussi excité, selon ses propres mots, que tenaillé par l'angoisse.

«Je dors mal depuis trois mois. Cela fait longtemps que je n'ai pas stressé comme cela», confie ce PDG de 63 ans avec candeur.

Alain Bouchard est pourtant accro aux acquisitions. Couche-Tard en a conclu une trentaine au cours des 10 dernières années. Et celle-ci a été mûrie de longue date.

Voilà cinq ans que ce détaillant québécois envisage d'atterrir en Europe. Chaque voyage est l'occasion de visiter des commerces, de tendre des perches. Lorsque Statoil a annoncé qu'elle essaimerait sa division détail lors d'un premier appel public à l'épargne, il y a trois ans, Alain Bouchard a pris contact avec cette société d'État.

«Je leur ai envoyé une lettre pour leur expliquer qui nous étions. Ils m'ont répondu que leur projet était bien avancé. En gros, merci mais non merci.»

C'était une affaire classée jusqu'à l'automne dernier. Couche-Tard lorgnait un autre détaillant scandinave. Mais avant de pousser les négociations plus loin, Alain Bouchard s'est dit qu'il n'avait rien à perdre à relancer Statoil. Il a fait le voyage jusqu'à Stavanger, cette ville portuaire où se trouve le siège social de cette pétrolière d'État.

Stavanger a valu le détour. Statoil a accepté de céder sa participation de 54%. Cette offre publique de rachat, dont la valeur par action représente une prime de 52,5% par rapport au cours de l'action mardi, paraît donc dans le sac. Ainsi, pas de psychodrame à la Casey's en vue, du nom de ce détaillant de l'Iowa que Couche-Tard a échoué à acquérir au terme d'une offre d'achat hostile épique.

À regarder Statoil Retail&Fuel de plus près, on se dit qu'il n'y a pas de quoi en perdre le sommeil. Cette chaîne de 2300 postes d'essence, certains avec dépanneur, d'autres pas, occupe le premier rang au Danemark, en Norvège, en Suède, en Lettonie et en Estonie, avec des parts de marché qui vont de 32% à 39%.

Avec un bénéfice d'exploitation de près de 500 millions de dollars sur des revenus de 12,8 milliards, l'entreprise norvégienne affiche même une rentabilité supérieure à celle de Couche-Tard!

Qui plus est, les dépanneurs, qui offrent des en-cas et des repas alléchants, sont nickel. Raymond Paré, chef de la direction financière, a visité 220 dépanneurs en Scandinavie, en Pologne et dans les pays baltes au cours des derniers mois. Dans leurs toilettes, il n'a pas vu une seule tuile de céramique ébréchée!

Couche-Tard n'aura pas à investir une couronne pour rénover ces commerces. Tout au plus compte-t-il accroître l'offre de produits en magasin, puisque Couche-Tard a remarqué que l'éventail des marchandises des concurrents est plus large.

De plus, cette transaction en espèces (son prix équivaut à un multiple de sept fois le bénéfice d'exploitation de 2011) ne poussera pas l'endettement de Couche-Tard à un nouveau sommet.

«Nous avons assez d'espace pour respirer», dit Raymond Paré. En fait, le bilan du détaillant était plus lourdement grevé après l'achat de Circle K en 2004, sa deuxième acquisition en importance, avec un ratio d'endettement de 4,3 à cette époque comparativement à 3,5 à la clôture de la transaction de Statoil, attendue en juin.

Avec son regard perçant qui ne perd aucun détail, Alain Bouchard voit tout cela. Malgré tout, il est pris d'un petit vertige. «L'Europe du Nord, la Scandinavie, ce sont des pays que nous ne connaissons pas. Et il y a beaucoup de choses qui ne sont pas dans notre 'core business' (premier métier)», admet Alain Bouchard. Le grand patron de Couche-Tard songe aux lubrifiants et aux carburants pour avions et bateaux.

Mais le management actuel restera en place. Et Alain Bouchard sait que l'Europe se trouve à un tournant, avec des occasions qui ne se représenteront plus. Comme elles l'ont déjà fait en Amérique du Nord, les grandes pétrolières songent à se délester de leurs points de vente.

Couche-Tard a récemment tenté d'acquérir une chaîne au Royaume-Uni. Sans succès. Alain Bouchard ne la nomme pas, mais on peut penser qu'il s'agit de Total, qui a récemment cédé ses quelque 500 dépanneurs dans ce pays.

«Ils nous ont dit: ''Qu'est-ce que vous connaissez à l'Europe? '' Avoir une position ici, cela va nous ouvrir des portes», dit Alain Bouchard.

Trop rares sont les détaillants canadiens qui ont réussi à établir une présence mondiale. Il y a Aldo et, dans une moindre mesure, Lululemon.

La Scandinavie représente un formidable tremplin pour Couche-Tard en Europe. Et malgré son petit vertige, Alain Bouchard est prêt à faire le grand saut.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca