Il arrive que des PDG démissionnent de leur poste pour des questions d'imputabilité. Même s'ils n'ont rien fait de mal, ils sont les responsables ultimes des gestes des cadres et employés de leur entreprise.

Mais il n'y a rien d'honorable à la «démission» de Pierre Duhaime [[|ticker sym='T.SNC'|]]. Cet ancien chef de la direction de SNC-Lavalin se trouve au coeur de ce scandale financier, même si la firme d'ingénierie cherche à rejeter tout le blâme sur Riadh Ben Aïssa, son ancien vice-président directeur responsable de la division des infrastructures. SNC l'a licencié en février, même si Riadh Ben Aïssa maintient qu'il a démissionné de son propre chef.

Ce scandale qui met en cause les contrôles internes et la tenue de livres chez SNC est nettement plus grave que tout ce qui avait été révélé jusqu'ici.

L'histoire n'est pas circonscrite au dernier trimestre de 2011. Certains des paiements occultes ont été faits en 2010 et en 2011.

Ces irrégularités, des commissions faussement imputées à de grands projets de construction, sont d'une valeur une fois et demie plus élevée que prévu. Il est question de 56 millions US en paiements mystérieux, et non plus de 35 millions CAN comme au déclenchement de l'investigation de SNC, à la fin février. Et SNC a perdu la trace de cet argent qui aurait été versé à des lobbyistes aujourd'hui décrits comme fictifs!

Cela, c'est sans parler d'une histoire bizarre de facture de 8,25 millions US, que SNC a refusé d'acquitter, faute de documents justificatifs, et pour laquelle l'entreprise a été mise en demeure de rembourser 8,25 millions d'euros! Même au taux de change actuel, cette différence est aussi substantielle que suspecte.

Ce sont les constats accablants qui ressortent de l'examen «indépendant» remis au conseil d'administration de SNC-Lavalin.

Les 56 millions US étaient censés représenter des paiements à des lobbyistes. Ces «facilitateurs» devaient aider SNC à décrocher et à gérer des contrats que l'on présume être dans des pays étrangers, bien que la firme d'ingénierie ait refusé de dévoiler l'emplacement des deux projets visés, simplement appelés projet A et projet B.

SNC-Lavalin affirme que le recours à de tels facilitateurs est monnaie courante chez les grandes firmes d'ingénierie. Cependant, les sommes en cause sont complètement inhabituelles. Au cours des trois dernières années, les «contrats d'agence», comme SNC les surnomme, s'élevaient à 700 000 dollars, en moyenne, selon le président du conseil, Gwyn Morgan. Or, dans le premier projet, les commissions totalisaient 33,5 millions US. Dans le second, elles s'élevaient à 22,5 millions US.

Des commissions de cette envergure ont de quoi faire lever des drapeaux rouges à la comptabilité. Pour le projet B, Riadh Ben Aïssa aurait réussi à faire approuver «de façon non conforme» des paiements de 22,5 millions US par l'entremise de la filiale de SNC-Lavalin International en Tunisie. Un autre employé de SNC qui n'est pas identifié lui aurait servi de complice.

Pour le projet A, en revanche, le président du conseil et le responsable des finances de SNC- Lavalin International se sont opposés au paiement d'honoraires totalisant 33,5 millions US. Riadh Ben Aïssa, décrit comme ayant «une connaissance directe et considérable de la plupart des opérations faisant l'objet de l'examen», a contourné ces dirigeants pour s'adresser à Pierre Duhaime.

Le grand patron de SNC a donné le feu vert à ces paiements qui, de par leurs montants mêmes, étaient hautement irréguliers. Avec 23 ans d'expérience chez SNC, Pierre Duhaime ne pouvait pas l'ignorer.

«Je n'ai aucune raison de croire que [Pierre Duhaime] a délibérément violé le code de déontologie de l'entreprise. Mais sa supervision était inadéquate et ses gestes subséquents n'étaient pas appropriés», a dit Gwyn Morgan lors d'une longue téléconférence hier matin.

Avec cette téléconférence, SNC-Lavalin voulait mettre cartes sur table. Mais avec des réponses évasives scénarisées par un bataillon d'avocats, analystes comme journalistes sont restés sur leur faim. Visiblement, SNC cherche à enterrer cette affaire qui nuit grandement à sa réputation et aux contrats à venir.

En effet, le comité d'audit du conseil «considère que la remise du présent sommaire met fin à son examen indépendant» des contrats litigieux. Et cela, même si ses enquêteurs n'ont pas réussi à interroger les principaux protagonistes de cette histoire, ici comme à l'étranger.

SNC s'est contentée de transmettre ses informations aux «autorités». Policières ou boursières? La firme refuse de le préciser.

Cet examen était-il véritablement indépendant dans la mesure où les avocats retenus à l'externe travaillaient «sous la direction et la supervision du comité d'audit» ?

Comment SNC peut-elle s'arrêter sur sa lancée, alors qu'elle ne sait toujours pas où se trouve l'argent versé et à quoi il a servi? L'entreprise n'est même pas en mesure d'assurer que ces fonds n'ont pas servi au versement de pots-de-vin.

Malgré ce flou, SNC-Lavalin «ne croit pas que ces paiements se rapportent à la Lybie», sur la foi d'informations que le conseil refuse de dévoiler.

Cela ressemble à de l'aveuglement volontaire. Dans le fond, SNC ne veut pas savoir où cet argent est réellement passé. Parce que cette réponse pourrait lui coûter encore plus cher.

La cerise sur le gâteau? Gwyn Morgan a refusé de dire si Pierre Duhaime recevra une indemnité de départ et, le cas échéant, son montant. Il est même allé jusqu'à prétendre qu'il s'agit d'une information confidentielle, une fausseté. Tôt ou tard, les actionnaires de l'entreprise en seront informés, en vertu des règles de divulgation des rémunérations des hauts salariés.

À entendre Gwyn Morgan parler des 23 années de loyaux services de Pierre Duhaime, je mettrais ma main au feu que ce dirigeant a quitté SNC avec un multiple de son salaire.

J'aimerais me tromper. Car si le conseil de SNC verse une indemnité de départ à Pierre Duhaime, il aura perdu le peu qui lui reste de crédibilité.