Même lorsqu'il fait froid, il y a toujours une hésitation à franchir la porte. Il faut prendre une grande respiration et se préparer mentalement à affronter la cohue. Et en ce dimanche, la Poubelle du ski ne dément pas sa réputation du magasin le plus bordélique de Montréal.

Des clients se pressent tandis que des commis et des techniciens s'interpellent dans un tapage d'enfants. En apparence, c'est le chaos. Mais il y a une certaine organisation du travail derrière ce fouillis de boîtes, de bottes et de skis. Posté à l'entrée, un homme souriant me dirige au fond à droite. C'est là que je pourrai échanger les bottes de ma fille, rendues trop petites.

En 15 secondes, un autre homme s'empresse de me demander si nous avons été servies puis nous assigne un commis. Le temps d'essayer les bottes, et l'échange est fait. Il ne reste qu'à ajuster les fixations. À la station suivante, un jeune homme saisit les skis et les dépose à l'atelier, dans l'ordre d'arrivée. Là, des techniciens démontent et remontent les fixations des planches et des skis à une cadence d'enfer.

«Ne nourrissez pas les techniciens», est-il écrit au marqueur sur un morceau de carton déchiré. Même si une vingtaine de clients nous précèdent et patientent près de la fosse aux techniciens, en 15 minutes, le tour est joué.

La Poubelle du ski va à l'encontre d'à peu près toutes les idées reçues dans le commerce de détail. Mais son service est si attentif que ce magasin du boulevard Saint-Laurent pourrait en remontrer à bien des détaillants.

D'abord, il y a ce nom qui est aussi peu invitant que trompeur. La moitié de l'équipement qui est vendu ou loué est neuf. Quant aux vêtements, ils sortent tous des emballages. (Dans mon palmarès des commerces aux noms suicidaires, la Poubelle du ski rivalise avec le Bar le Minimum d'Henryville!)

Pas un sou n'a été investi dans la décoration de ce vaste espace où des étagères et des rayons de vêtements s'étirent du plancher au plafond. Tout le mobilier a été trouvé au chemin!

Il y a un téléphone, mais personne n'y répond. «On préfère bien servir les gens sur place», explique le superviseur Eric Levert.

Seul un message enregistré donne les heures d'ouverture, qui changent de semaine en semaine, selon les humeurs de la météo. Une bordée de neige, et la majorité des 80 employés sont là. Un redoux assassin, et ce commerce écourte ses heures. Il ferme complètement au printemps et ne rouvre qu'en septembre.

La Poubelle du ski ne fait aucune publicité, à l'exception d'une réclame de 50$ dans l'album des finissants de la polyvalente voisine. Et son fondateur, Guy Levert, n'en cherche pas. Cet homme de 75 ans, qui vient en magasin tous les jours, refuse les entrevues. C'est son fils Eric, 43 ans, qui me rencontre dans un café du coin - la Poubelle n'ayant pas de bureau.

Originaire de Kapuskasing, Guy Levert, est un mordu du ski. Jeune, il devait monter à pied avec son équipement sur les montagnes du nord de l'Ontario pour s'offrir des descentes. Ce redresseur d'entreprises est venu à Montréal par affaires, et il s'y est accroché les pieds.

Guy Levert a ouvert la Poubelle du ski en 1964 dans un sous-sol du boulevard Saint-Laurent. Au début, il vendait de l'équipement neuf et recyclé. Ce n'est qu'au début des années 80 qu'il a introduit la location. «Un point tournant», raconte son fils Eric.

À Montréal, la Poubelle du ski est un incontournable pour les familles qui veulent équiper leurs enfants à peu de frais, les étudiants et les immigrants. «Au début, la seule relation que les nouveaux arrivants ont avec l'hiver, c'est le pelletage, dit Eric Levert. Quand ils viennent chez nous pour acheter leur première paire de patins, ils s'intègrent au Québec.»

Le bassin de skieurs est si grand dans la région de Montréal que la Poubelle du ski peut racheter de gros lots d'équipements neufs à faibles coûts. Ce sont des soldes d'inventaires de manufacturiers et de détaillants des États-Unis et d'Europe. «Depuis 10 derniers jours, nous avons acquis 1200 paires de skis», note Eric Levert.

Si la Poubelle du ski économise sur la décoration, pas question de rogner sur les salaires des employés. La Poubelle se targue d'offrir des salaires «nettement supérieurs à ce qui fait ailleurs dans le commerce de détail», dit Eric Levert, sans dévoiler sa fourchette de rémunération. Et les jeunes skieurs et planchistes qui travaillent à la Poubelle lui sont fidèles. Certains employés comptent jusqu'à 18 années d'ancienneté.

Pas question de faire de compromis sur la sécurité non plus. Aucun client ne peut partir avec son nouvel équipement sans qu'un technicien ne vérifie le travail de ses collègues - celui-ci reçoit une prime de 5$ lorsqu'il corrige un ajustement mal fait. «Les casques ne vous protègent pas contre les arbres», note le message du répondeur, en évoquant les 11 000 accidents de ski alpin recensés, bon an, mal an, au Québec.

Le bouche à oreille fait le succès de la Poubelle du ski depuis 48 ans. Samedi dernier, tellement de gens se sont présentés à sa porte que les superviseurs ont dû inviter les clients à revenir le lendemain.

La Poubelle du ski a déjà tenté de grandir en banlieue avec des franchises qui ont été reprises par d'anciens employés. «Un magasin chaotique comme le nôtre, cela se gère. Mais on n'a pas la structure pour gérer des franchises», dit Eric Levert.

Il envisage toutefois de croître avec un site transactionnel et une livraison des équipements par service de messagerie. Ainsi, la Poubelle du ski pourrait offrir ses services à l'extérieur de Montréal et même du Québec

Mais ce diplômé en administration de McGill qui s'est déjà frotté au milieu de la techno - il a travaillé pour Kaydara, un développeur de logiciels racheté par Alias - joue de prudence avec sa Poubelle virtuelle.

Il ne faut pas froisser les fabricants (et leurs autres détaillants clients) avec des bottes et des skis trop soldés. Il faut assurer la sécurité des clients. Et il faut établir une infrastructure technologique robuste. Or, les expériences menées jusqu'ici avec eBay ont déçu Eric Levert, qui s'intéresse aux solutions de Google. «Tant que ce ne sera pas bullet proof (à l'épreuve des balles), dit Eric Levert, on va attendre.»