À quoi bon?

Oui, je connais le baratin. Il faut envoyer un message de dissuasion au Canada inc. S'assurer que les criminels à cravate ne restent pas impunis. Et tout le tralala.

Cela fait quatre ans que l'ex-PDG de Nortel Frank Dunn a été arrêté par la GRC avec deux de ses acolytes présumés, Douglas Beatty et Michael Gollogly, à l'époque chef des finances et contrôleur.

Cela fait huit ans que Nortel a renvoyé ces trois dirigeants et changé les serrures de son siège social de Brampton, en Ontario.

Cela fait 12 ans que les faits reprochés se sont produits. Douze ans, pensez-y!

Dans l'intervalle, cette entreprise qui comptait près de 95 000 employés au sommet de sa gloire a été complètement anéantie.

Même la propriété intellectuelle de la plus grande société de télécommunications du pays a été disséminée aux quatre vents. Ses milliers de brevets ont été revendus à un consortium de géants de l'informatique et des télécoms pour 4,5 milliards de dollars, une somme qui paraît dérisoire en comparaison de la fortune que les gouvernements du pays ont engloutie au fil des ans en aide de toutes sortes à la recherche et au développement.

À quoi bon ressasser cette histoire? À quoi bon fouiller les eaux noires où gît l'épave de Nortel, le Titanic des télécoms?

Mais aussi long et pénible que s'annonce ce procès pour fraude et falsification de documents, cette cause reste d'une actualité criante. Parce que la culture de la rapacité et la recherche du profit à court terme n'ont pas disparu du monde des affaires. Même après la crise financière, la leçon n'a pas encore été retenue.

On voit encore, dans les circulaires d'information de certaines entreprises, des structures de rémunération qui récompensent la médiocrité et les succès à court terme. Et cela, sans égard aux conséquences qui toucheront les actionnaires qui ne se livrent pas au petit jeu de la spéculation.

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C'est en 2001 que Frank Dunn a pris le relais de John Roth. Ce dernier PDG a été renvoyé après avoir multiplié les acquisitions coûteuses et déçu les investisseurs avec des ventes inférieures aux cibles ambitieuses.

Frank Dunn devait faire preuve d'un peu plus de frugalité que John Roth, qui a empoché 135 millions en options d'achat d'actions en 2000, en plus de son salaire et de sa prime de 6,8 millions de dollars.

Mais le conseil d'administration de Nortel, qui n'en était pas à une générosité près pour les dirigeants de cet équipementier, a néanmoins fait miroiter une carotte à Frank Dunn et à ses lieutenants. Les gestionnaires qui transformeraient les pertes en profits devaient mériter de généreuses primes.

Dans le jargon de la rémunération, on appelle cela un «incitatif à la performance». Mais on pourrait aussi appeler cela, plus prosaïquement, une mesure incitative au tripotage de la comptabilité pour des dirigeants peu scrupuleux qui sont habitués à nager dans les millions.

On pellette quelques dépenses en arrière, ce qui noircit les pertes précédentes tout en améliorant les résultats à venir et, voilà! Vous avez une belle courbe qui progresse. Et un boni extraordinaire pour votre travail en 2003.

Évidemment, c'est le genre de supercherie qu'on ne peut pas maintenir indéfiniment. Mais, à l'époque, certains croyaient (à tort) que les opérateurs en téléphonie se remettraient rapidement du krach des technos et investiraient au même rythme qu'auparavant dans leurs équipements de télécommunications. Qui s'en rendrait compte?

On verra si Frank Dunn, Douglas Beatty et Michael Gollogly, qui clament leur innocence, seront reconnus coupables de fraude et de fausses représentations. D'avoir pigé en quelque sorte dans le plat de bonbons.

Mais ne faudrait-il pas remettre en cause le travail des proprios du dépanneur qui ont laissé ces bonbons à la vue pendant qu'ils faisaient l'inventaire en arrière-boutique? Faire le procès du conseil d'administration?

Car les primes extraordinaires accordées pour le redressement des résultats - cela devrait aller de soi quand on vous paie des millions pour diriger une entreprise! - ne représentent pas un exemple isolé. En fait, le conseil d'administration de Nortel avait mis en place une culture de rémunération complètement malsaine.

Ce conseil a autorisé l'attribution, aux dirigeants et aux employés-clés de Nortel, d'un nombre outrancier d'options d'achat d'actions: jusqu'à 15% du total des actions en circulation! En plus, ces options pouvaient être exercées pendant 10 ans, au lieu de la période de 5 années préconisée par les tenants d'une bonne régie d'entreprise.

La cerise sur le gâteau? En 2001, après l'éclatement de la bulle techno qui a fortement déprécié le titre de Nortel, le conseil d'administration a abaissé le prix d'exercice des options d'achat d'actions. Ainsi, pendant que les actionnaires ordinaires perdaient leur chemise, les dirigeants de Nortel pouvaient encore toucher une plus-value. Indécent, il n'y a pas d'autre mot.

Employées avec intelligence et modération, les mesures incitatives au rendement peuvent avoir une certaine utilité. Mais le conseil d'administration de Nortel a complètement travesti ces outils pour récompenser des dirigeants accros aux options qui cherchaient le profit rapide sans penser aux lendemains.

C'est le procès de ces administrateurs nonchalants qu'on devrait faire. Malheureusement ou heureusement, récompenser l'échec et la cupidité n'est pas une infraction au Code criminel.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca