Il est 8h. Le départ est dans 30 minutes.

Intersection de la rue Viau et de l'avenue des Mélèzes. Étire à gauche, à droite, sautille par-ci, par-là, la menue Maïna, du haut de ses six ans et presque cinq mois, s'échauffe en vue du P'tit Marathon de M. Craquepoutte. Elle en sera à son troisième. Pourquoi court-elle? Parce qu'elle voit habituellement sa maman (Katia) s'entraîner en vue du 5 kilomètres. Mais cette fois-ci, elle a dû s'entraîner avec son papa Alain. Au cours des deux derniers mois, que voulez-vous, sa maman a été forcée de cesser de courir, sous le prétexte qu'elle allait accoucher. Puis depuis la venue de Maxou, il y a quatre semaines moins trois jours, elle prend un petit congé de course. Quand il revient de sa journée de briqueteur, à peine ouvrait-il la porte que Maïna l'attendait: on s'en va courir, papa!

Pont Jacques-Cartier. Mimi, lui, l'échauffement, les étirements, ce n'est pas trop son bag. Il piaffe d'impatience de partir pour en finir. Son fils Yan essaie de l'échauffer. Il le surveille tel un lieutenant de l'armée. Tout le long du parcours, Yan lui servira de chameau, l'alimentant en gel énergisant, en eau au besoin, tout en surveillant son rythme. Ça fait d'ailleurs plus d'un mois que sa mère (Diane) et lui essaient d'inculquer au bonhomme des notions de bonne alimentation, de bon échauffement. Toute une épreuve, pour eux.

Ben oui, Mimi, c'est moi, le grand-papa de Maïna. Pour elle, il est totalement normal que je coure le marathon puisque c'est moi, le plus vieux de la famille! Sa conception de la course étant, plus on est vieux, plus on peut se mettre des kilomètres sous les semelles.

Évidemment, je suis en faveur du meilleur échauffement possible, pour tout le monde. J'admets que j'aurais pu faire un petit effort en ce 365e jour de course. Mais bon, je méditerai là-dessus tantôt quand je serai rendu à la fin du marathon.

Il est 8h30. C'est le décompte: dix, neuf, huit... trois, deux, un et c'est parti pour le P'tit marathon et le grand marathon. Le départ du marathon est toujours un peu laborieux pour les coureurs de milieu de peloton comme moi, étant serrés les uns contre les autres. Mais tout le monde est joyeux. Après tout, pourquoi s'énerver au départ quand on sait qu'il reste 42 kilomètres?

De toute façon, à peine cinq à dix minutes plus tard, chaque coureur trouve son rythme et plus personne ne se pile sur les pieds. Et des petits noyaux se forment. Ça jase. Juste à côté de moi, un couple dans la quarantaine, les deux habillés pareil, comme des cartes de mode de la course. Bravo pour votre kit! leur dis-je. Ils me répondent par un grand sourire, un merci à la française. Vous venez d'où? De la France, près de Reims, me dit Fleur. Quel joli prénom, madame. Bruno enchaîne: c'est notre première visite à Montréal. Puis ce matin, leur dis-je, vous vous êtes dit: tiens, pourquoi pas visiter Montréal en marathonien. Un peu plus loin, une bande de quatre coureurs rient. Ils sont également français, d'une banlieue de Paris. Je leur rétorque: ben voyons donc, c'est l'invasion française!

Court, court, mon oeil est frappé par un coureur, équipé avec sa propre cruche d'eau, pardon, un sac à dos d'eau. Pourquoi? J'habite Brome, dit-il, je cours beaucoup en montagne. C'est la façon efficace de s'hydrater. Parle, parle, au bout de quelques kilomètres, votre nom, c'est? Pierre Beaupré, répond-il. Et vous faites comme quoi travail? Je suis menuisier-charpentier. Pourquoi courez-vous? Après le travail, j'aime ça, m'entraîner. Comme je dis à mes chums, je me repose dans le jour sur la job, puis je travaille le soir en courant. Tiens, je vous présente mon fils Yan, qui nous rejoint le long de la route. C'est mon chameau, lui dis-je. Il rit.

Puis je l'ai perdu de vue. À partir du 13e kilomètre, j'entre dans ma bulle. Comme dans un rêve. Pourquoi courir? Tiens, des flashes pour passer le temps. C'est quand même long, un marathon.

D'aussi loin que je me souvienne, je cours depuis au moins l'âge de mes 4 ans. Étant le deuxième d'une marmaille de sept enfants, et particulièrement tannant, je courais pour échapper aux «griffes» de ma mère Alice. Dès 5 ans, je me sauvais à la course chez oncle Arthur, à un bon kilomètre de la maison, m'occuper de son poney, Princesse. Ça m'évitait la corvée de la vaisselle. Oui, les jeunes! Les enfants servaient de lave-vaisselle à cette époque.

C'est d'ailleurs à cette époque que ma carrière dans les affaires a débuté. Lors des week-ends d'été, j'avais deux jobs chez oncle Arthur, un genre de gentleman fermier, bien avant la mode. Le samedi, je courais de porte en porte parmi les chalets de la plage Roger pour vendre des radis, des échalotes, des tomates, de la laitue que je transportais dans une petite charrette. Le dimanche, je trottais à côté de Princesse le poney en faisant faire de «lucratifs» tours de poney aux enfants de la plage.

Mi-parcours, je me réveille: tout à coup j'entends scander mon nom: Mimi, Mimi! C'est ma gang. Tout le monde a les baguettes en l'air: Diane, ma blonde de toujours, la tante Margot, Alain. Sauf Maxou qui dort. Et là, j'ai droit à un bout de course avec Coco (le demi-frère de Maïna), Katia et Yan.

Je cours à un rythme qui, si la tendance se maintient, devrait me permettre de terminer le marathon dans les 3h40. Ça court en ti-pépère!

Trente-deuxième kilomètre, merde! Je tombe dans l'enfer de la crampe. Les mollets qui commencent à dandiner, puis les cuisses qui donnent des signes alarmants de tension. J'avise fiston que ça court mal. Il m'encourage. Rien à faire. C'est l'enfer. Réduction de la cadence. Je cours avec des jambes de bois. Mais pas question de marcher. Que j'haïs donc ça, me faire dépasser!

Il reste trois kilomètres. J'entends mon nom. C'est Véro, l'adjointe de ma blonde qui a couru le 10 kilomètres et qui encourage les autres maintenant. Je me parle: tu ne lâches pas. Je viens de passer à côté de trois coureurs qui gisent par terre. D'autres sont condamnés à marcher pour finir le marathon.

Yes, c'est fini! À vrai dire, pas tout à fait. Croyez-le ou pas, 15 minutes après le marathon, je me retrouve aux prises avec des crampes à n'en plus finir. Incapable de bouger. Le bonhomme sur le brancard de l'Ambulance Saint-Jean, je me retrouve finalement à la tente des massages d'Action Sport Physio. Commentaire de Fwasi, mon physio: il va falloir travailler fort pour vous remettre sur pied. Marchant avec des jambes de béquilles pour me rendre à l'auto, j'ai pris la résolution que j'allais dorénavant m'échauffer et faire beaucoup d'étirements.

P.S.: De retour chez moi, j'ai appris la triste nouvelle du décès d'un jeune marathonien amateur de 30 ans. Sincères condoléances à la famille.