La vente de Motorola Mobility à Google a retenti sur le monde des télécoms, qui s'est réveillé hier matin sur le coup de cette sonnerie aiguë.

On peut comprendre les administrateurs de Motorola d'avoir unanimement accepté la proposition de Google.

Avec cette offre de 12,5 milliards US, qui équivaut à une prime de 73% sur le cours moyen de Motorola au cours des 20 derniers jours de négociation, ils ont gagné au loto!

Mais on s'étonne que Google se montre aussi généreuse, même si l'entreprise a les moyens de se payer cette folie, et plusieurs autres encore. (Ses liquidités s'élevaient à 39,1 milliards US au 30 juin, et l'argent continue de rentrer à pleines portes.)

Pourquoi offrir autant d'argent pour une entreprise qui peine à conserver sa position dans le marché coupe-gorge des téléphones intelligents? Pourquoi payer en espèces, surtout que Motorola Mobility ne contribuera que «modérément» à la rentabilité de Google, dixit Patrick Pichette, son chef de la direction financière?

Et pourquoi Google, une grande boîte d'ingénieurs, se lance-t-elle dans la fabrication? Non seulement ce n'est pas son rayon, mais en plus, Google se place en concurrence avec les fabricants qui utilisent son système d'exploitation Android pour sans-fil. Google a beau affirmer que Motorola sera exploitée de façon indépendante, ce conflit d'intérêts pourrait bien créer un vif malaise chez ses partenaires.

À ces trois questions, il n'y a qu'une seule réponse. Si Google offre le pactole aux actionnaires de Motorola, dont cet insatiable Carl Icahn, c'est qu'elle cherche à protéger ses arrières.

Spécifiquement, Google compte sur les 17 000 brevets de Motorola pour faire peur à ses rivaux qui seraient tentés d'étouffer la croissance d'Android avec des poursuites à n'en plus finir pour non-respect de propriété intellectuelle.

Pour l'instant, le monde Android, du nom de ce système d'exploitation ouvert que Google partage gratuitement avec les fabricants d'appareils sans fil, se porte très bien. Grâce à HTC, LG, Motorola, Samsung et 35 autres partenaires, plus de 150 millions d'appareils ont été activés à ce jour dans 123 pays. Étude après étude, le système d'exploitation Android se popularise et gagne des parts de marché.

Mais cette croissance rapide est compromise par des concurrents qui, selon Google, multiplient les poursuites pour lui mettre des bâtons dans les roues.

Google n'a pas tout à fait tort. Et cela a tout à voir avec le régime de brevets américain.

Les États-Unis émettent une très grande quantité de brevets, environ 200 000 brevets par année, rapporte The Economist. Or, ces brevets ne portent pas tous sur des innovations révolutionnaires qui marquent une rupture avec le passé. Bien souvent, ce sont des découvertes qui, bien qu'elles soient mises au point de façon indépendante, sont assez proches d'esprit.

Une entreprise qui met en marché un nouveau produit est ainsi susceptible de se faire poursuivre par une obscure startup pour vol de propriété intellectuelle. D'autant qu'avec la culture querelleuse des Américains, les avocats sont très prompts sur la gâchette.

C'est un problème pour Google, un nouveau venu dans l'industrie des télécommunications. Un téléphone intelligent peut s'appuyer sur 250 000 brevets différents, notait récemment David Drummond, chef des affaires juridiques de Google. D'où l'escalade des poursuites contre elle et ses partenaires.

Microsoft a intenté des poursuites contre Motorola et le détaillant Barnes&Noble pour sa tablette Nook, en arguant que leur utilisation d'Android empiète sur sa propriété intellectuelle. Oracle poursuit Google pour son utilisation du langage de programmation Java, acquis de Sun Microsystems. Et Apple n'est pas en reste.

Pour acheter la paix, le fabricant de téléphones HTC a reconnu qu'il a consenti à payer à Microsoft un dédommagement pour chaque téléphone Android vendu. HTC n'a jamais dévoilé cette somme, mais des analystes l'estiment à entre 5 et 15 dollars par appareil.

Cette situation est doublement frustrante pour Google. Son concurrent Microsoft profite de la vente d'un appareil Android! Et en plus, cette «taxe», comme elle l'appelle, pourrait inciter certains fabricants d'appareils à larguer Android au profit du système Windows Phone, que Microsoft vend sous licence.

Dans un commentaire récent sur le blogue de Google, David Drummond parle d'une «campagne hostile et organisée, montée par Microsoft, Oracle, Apple et compagnie contre Android au moyen de brevets fumeux». Il est rare qu'un dirigeant d'entreprise nomme ses concurrents et exprime sa colère avec autant de frustration et de hargne. Mais Google n'a visiblement pas digéré sa défaite lors de la vente aux enchères des brevets de Nortel.

Microsoft, Apple et Oracle se sont alliés pour offrir 4,5 milliards US aux créanciers de Nortel, afin de rafler les 6000 brevets de l'ancienne vedette canadienne des télécoms. Google avait offert 900 millions pour ces mêmes brevets. Le ministère de la Justice des États-Unis vient d'ailleurs d'ouvrir une enquête pour s'assurer que les partenaires de ce consortium ne cherchent pas à se servir des brevets de Nortel pour lancer une nouvelle guérilla juridique.

Riche des brevets de Motorola, Google espère avoir de meilleures chances de se défendre des poursuites intentées contre elle. Mieux, elle espère dissuader ses rivaux d'intenter de nouvelles poursuites. Car Microsoft, Apple et compagnie se sont certainement «inspirés», à un moment ou à un autre, de technologies et de procédés développés par Motorola, une pionnière des télécoms qui a commercialisé le premier téléphone cellulaire portable.

Tu veux me poursuivre, je peux te poursuivre aussi...

Comme au temps de la guerre froide, c'est la course aux armements. Même si les ogives nucléaires prennent ici la forme, en apparence inoffensive, de travaux de recherche et de développement, il s'agit néanmoins d'une guerre sans pitié.

Pour joindre notre chroniqueuse: scousineau@lapresse.ca