«Le jour du Jugement dernier arrivera inévitablement.» C'est l'avertissement sombre lancé cette semaine par Sergio Marchionne, chef de la direction des constructeurs Fiat et Chrysler, lors d'une conférence de l'industrie automobile au Michigan.

Ce dirigeant n'évoquait pas la chute des marchés boursiers, l'endettement des pays européens ou encore l'impasse budgétaire aux États-Unis. Il parlait spécialement de la menace manufacturière chinoise.

Le sujet peut sembler éculé. Depuis le temps que les médias documentent la fabrication en Chine, une production manufacturière à bas coût qui a fait des ravages dans plusieurs industries en Amérique du Nord, l'on pourrait croire que les industriels d'ici ont appris à composer avec cette réalité. En délocalisant la production à moindre valeur ajoutée, en accroissant leurs produits sur mesure, en soignant la conception et le design de leurs produits, en améliorant leur service, etc.

Certains industriels ont même pu espérer un répit avec les pressions à la hausse sur les salaires, notamment dans le sud de la Chine. Les autorités y ont durement réprimé au cours des derniers mois les manifestations d'ouvriers migrants qui réclament de meilleures conditions de travail. Mais, alors que la production manufacturière à faible valeur ajoutée migre vers des pays encore moins coûteux comme le Vietnam, la Chine se spécialise de plus en plus. À l'instar du Japon et de la Corée du Sud, le pays mise sur la R&D et des usines de plus en plus sophistiquées. Et la capacité de production du pays a de quoi faire frémir.

Pour l'instant, la production automobile chinoise est absorbée par la demande intérieure. «Mais leurs plans futurs pour le marché de l'exportation sont significatifs, a dit Sergio Marchionne. Même si on suppose que la Chine exporte seulement 10% de ce qu'elle produit, le risque auquel nous faisons face dans nos marchés intérieurs est énorme.»

Et comment. Voilà près de deux ans que la Chine est devenue le premier fabricant de voitures du monde. Selon les dernières données de l'Association chinoise des constructeurs automobiles, le pays a assemblé près de 18,3 millions de véhicules en 2010. Il s'agissait d'une hausse de 32,4% sur la production de 2009! En comparaison, la production nord-américaine, même rétablie, s'est chiffrée à un peu plus de 12,1 millions de véhicules en 2010, d'après Ward's AutoInfoBank.

La même menace pèse dans le domaine des télécommunications. Cette semaine encore, le grand équipementier chinois des télécommunications, Huawei Technologies, a donné la mesure de ses nouvelles ambitions dans le sans-fil.

«Dans le passé, nous nous sommes concentrés sur les opérateurs en télécoms. Maintenant, nous nous intéressons aux consommateurs», a dit Victor Xu, stratège et chef du marketing de Huawei Device, lors du lancement du téléphone intelligent Vision. Ce téléphone, qui s'appuie sur le système d'exploitation Android de Google, permet à ses utilisateurs d'accéder à des services et à des données hébergées à distance (cloud computing ou, si vous préférez, informatique dématérialisée).

Huawei espère devenir l'un des trois plus grands fabricants de téléphones sans fil d'ici 2015. La marche est haute, si l'on se fie aux dernières statistiques de ventes de téléphones comptabilisées par la firme IDC.

Malgré ses déboires, Nokia conserve la première place, avec une part de marché de 24,2% au deuxième trimestre de 2011, selon le nombre d'appareils expédiés. Elle est suivie par Samsung (19,2%), LG Electronics (6,8%), Apple (5,6%) et ZTE (4,5%), un autre fabricant chinois. Les autres, dont Research In Motion, se partagent les 40% restants.

Cela dit, il ne faut pas sous-estimer Huawei, qui a connu une croissance fulgurante au cours des dernières années. Fondée à Shenzen en 1987, Huawei est maintenant le deuxième fabricant d'équipements de télécommunications du monde sur le plan des revenus, derrière Ericsson.

Le grand défi, pour ces manufacturiers chinois, sera d'établir la supériorité de leurs produits, aux yeux des consommateurs nord-américains et européens, et de faire connaître leurs produits. Qui reconnaît une voiture Chery ou Geely, deux des grandes marques chinoises?

En Europe, Huawei vient de lancer une campagne de marketing, qui comprend, entre autres, la commandite de la Supercoupe de football d'Italie. Mais son nom reste méconnu en Amérique du Nord, à l'exception des diplomates américains qui ont tout fait pour bloquer la vente à Huawei de technologies qu'ils considéraient comme stratégiques, selon les dépêches diplomatiques coulées par WikiLeaks.

Huawei a aussi été forcée d'abandonner son projet d'acquérir la société américaine 3Com en 2008, à la suite des pressions des autorités américaines qui croient que cette entreprise, officiellement propriété de ses employés, est liée à l'Armée de libération du peuple.

Mais les consommateurs n'ont rien à cirer de la propriété des fabricants de sans-fil. Tout ce qui importe à leurs yeux, c'est que leur appareil ait des fonctionnalités intéressantes, un look séduisant et un prix doux. Toutes choses que Huawei promet d'offrir, une fois que l'entreprise aura établi sa distribution en Amérique du Nord et en Europe.

Ce n'est pas pour demain. Mais cela pourrait se produire beaucoup plus rapidement que certains ne le croient. Aussi, pour Research In Motion comme pour les constructeurs de Detroit qui se remettent à peine de la récession, la fenêtre est petite. Ces entreprises ont peu de temps pour retrouver leur ressort et charmer les consommateurs.

De plus, la réorganisation de la production négociée dans l'urgence de la crise de Detroit devra se poursuivre.

Les fabricants nord-américains, prévient Sergio Marchionne, n'ont pas le luxe de rester impassibles devant l'arrivée imminente des grands manufacturiers chinois.

Rectificatif: dans ma chronique sur Yellow Media parue hier, j'ai erronément chiffré l'écart d'acquisition et les actifs intangibles en millions de dollars, comme me l'a signalé un lecteur attentif. Il s'agissait bien évidemment de milliards. Mes excuses.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca