Avez-vous déjà mis les pieds à Waterloo ? Je parie que non. Sur la liste des destinations à voir, la ville de Vancouver, les Rocheuses et les icebergs au large de Terre-Neuve passent souvent loin devant cette ville éloignée des montagnes et des plans d'eau, à 100 kilomètres au sud-ouest de Toronto.

Il y a bien quelques édifices patrimoniaux qui témoignent du passé industriel de cette ville où Joseph Seagram a distillé sa première bouteille de whisky. Mais l'impression d'ensemble de Waterloo, c'est une série de commerces et de tours anonymes, entrecoupés de cafés Tim Hortons.

La principale attraction de cette ville n'est toutefois pas visible à l'oeil nu. Elle se trouve dans ces édifices à bureaux, dans les laboratoires de l'Université de Waterloo, dans les incubateurs de PME en périphérie de la ville. C'est ici que se trouve le plus grand écosystème de recherche au pays.

Research in Motion en est le coeur, avec ses 17 500 employés, dont la majorité travaille dans une vingtaine d'édifices disséminés dans la ville. Avec les Com Dev (technologies spatiales), Teledyne Dalsa (imagerie numérique), Open Text (logiciels de gestion de contenu) et compagnie, la région compte plus de 500 entreprises de haute technologie, dont 200 sociétés en démarrage. Avec 30 000 salariés à leur emploi, selon l'association Communitech, ces entreprises de haute technologie ont généré 18 milliards de dollars de revenus en 2010.

Mais, retirez le fabricant du BlackBerry de cet ensemble, et l'écosystème au grand complet risque de s'éteindre à petit feu. C'est ce qui est arrivé à Kanata, en banlieue d'Ottawa, et à Saint-Laurent, deux régions qui ont perdu leur statut de capitale des télécoms à la suite de l'effondrement de Nortel.

À part Mike Lazaridis, le fondateur de RIM, qui pourra financer de sa poche un institut de recherche en physique pure, le magnifique Perimeter Institute des architectes montréalais Saucier Perrotte ? Qui pourra y attirer les plus grands théoriciens de la physique, dont Stephen Hawking, célèbre pour sa théorie sur le Big Bang et les trous noirs ?

Le drame, à l'extrême limite, ce n'est pas qu'une entreprise comme RIM puisse tomber - la sélection naturelle est impitoyable dans les technologies des communications et de l'information. Le drame, c'est que sans RIM et sans Waterloo, on ne voit aucun autre centre de R&D de calibre mondial dans ce secteur qui faisait jadis la fierté du Canada.

Faudra-t-il se rabattre encore sur les mines ? À bien des égards, la bataille de Waterloo, c'est la bataille du Canada.

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Il n'est pas dit que RIM se cassera la figure. L'entreprise a connu sa part de difficultés dans le passé. L'entreprise a même frôlé la mort en 1993, lorsque ses banquiers menaçaient de lui couper les vivres. En fait, pour RIM, la vie a toujours été un grand tour de montagnes russes, se plaît à dire Jim Balsillie, cochef de la direction de RIM.

Néanmoins, les difficultés de RIM, souvent évoquées ces dernières années, n'ont jamais paru aussi dramatiques, comme l'atteste la chute de plus de 20% de son titre hier.

La haute direction a été distraite par le feuilleton sur la confidentialité de son système de courriel et ses négociations avec des gouvernements autoritaires qui souhaitent contrôler étroitement les communications entre leurs citoyens.

RIM a aussi été prise de court par le succès d'Apple et de Google. Alors que l'entreprise a mis au point, à toute vitesse, une tablette en réponse au iPad, RIM a laissé vieillir ses téléphones intelligents, sa force. En techno, c'est le plus grand des péchés capitaux.

En attendant la sortie de ses nouveaux appareils basés sur le système d'exploitation QNX, acquis d'une autre entreprise, RIM est forcée de brader ses téléphones et d'écouler ses inventaires.

Ce n'est rien pour améliorer son image auprès des utilisateurs de BlackBerry, qui sont de plus en plus nombreux à croire que RIM n'est plus dans le coup. Cette perception est assassine pour les ventes. Surtout que le téléphone est perçu par plusieurs comme une extension de leur propre personnalité.

Ce n'est rien pour améliorer son image auprès de Wall Street et de Bay Street, qui ont accueilli avec frustration jeudi soir la révision à la baisse de sa cible de profit pour l'année en cours, de 7,50$ à entre 5,25$ et 6$ par action.

Et ce n'est rien pour améliorer le climat de travail chez RIM. Les employés ignorent s'ils sont considérés comme «redondants» en attendant des coupes d'une ampleur gardée secrète.

L'heure est grave. Et le gouvernement fédéral, à qui plusieurs ont reproché de rester les bras croisés devant les difficultés de Nortel, ne peut pas faire grand-chose. RIM ne manque pas de financement. Ce dont elle a besoin, ce sont des produits spectaculaires et une campagne d'image d'une efficacité redoutable.

Certains croient que RIM a aussi besoin d'une nouvelle équipe de direction. Que le tandem inhabituel formé de Jim Balsillie et de Mike Lazaridis, le fondateur de RIM, a fait son temps après 19 ans.

Gérer une croissance rapide, cela ne fait pas nécessairement appel aux mêmes talents qu'à ceux requis pour une urgente opération de recentrage. Cela dit, remplacer un PDG n'est pas une panacée.

Peut-être que RIM devra abandonner ses ambitions dans le marché des consommateurs et se concentrer sur la clientèle d'affaires qui lui est acquise ?

Si la direction de RIM persiste à exprimer son exaspération de société incomprise, au lieu de se poser les questions les plus difficiles, le conseil de RIM devrait rebrasser les cartes. L'inventeur du BlackBerry ne peut plus vivre bien longtemps dans le déni.