Dans le monde du placement, c'est ce qu'on appelle un coup de circuit. En 18 mois, l'Office d'investissement du Régime de pensions du Canada (RPC) a triplé la valeur de son investissement dans Skype, ce service téléphonique internet avec vidéo que le géant Microsoft vient d'acquérir pour 8,5 milliards US.

Le joueur qui s'est présenté au marbre pour l'Office d'investissement, c'est André Bourbonnais, premier vice-président, placements privés. Il était responsable des investissements directs lorsque la décision de miser 300 millions US sur Skype a été prise, à l'automne 2009. Cette participation de 15% à l'origine, maintenant diluée à 11,7%, vaut 925 millions US, déduction faite de la dette de Skype.

À l'époque, pourtant, la décision d'investir dans cette start-up a été accueillie avec étonnement, voire scepticisme. Surtout que, en quatre ans, son ancien propriétaire, eBay, a échoué à rentabiliser l'entreprise.

La mission de l'Office est d'investir l'actif du régime (140,1 milliards au 31 décembre), pour maximiser le rendement, sans toutefois prendre des risques inconsidérés. Or, pour assurer les vieux jours de millions de Canadiens, il paraît plus naturel d'investir dans des infrastructures en briques et en béton, du solide quoi, comme l'autoroute 407, que dans une société internet!

André Bourbonnais, un avocat de formation qui connaît les télécoms (il a présidé Capital Communications CDPQ de 2001 à 2003 et dirigé les services juridiques de Teleglobe de 1993 à 2000), a toutefois vu en Skype une occasion rare.

«C'était une compagnie qui était complètement sous-évaluée en raison de la poursuite qui avait été intentée contre elle (par ses deux fondateurs pour non-respect de propriété intellectuelle). Mais nous, on croyait dans leur modèle d'affaires», raconte ce dirigeant. Surtout, le consortium des investisseurs auquel l'Office d'investissement s'est joint, dirigé par Silver Lake Management, une firme spécialisée dans les rachats de firmes technos, a fait ses devoirs. Il a mené une vérification diligente très poussée et estimé avec assez de précision le coût du règlement de la poursuite, qui a été escompté dans le prix d'achat de Skype.

Si la vente à Microsoft se concrétise, l'Office d'investissement empochera un joli profit de 625 millions US. Aucun autre placement privé n'a été aussi profitable, en valeur absolue, dans l'histoire de l'Office d'investissement du Régime de pensions du Canada.

André Bourbonnais et moi n'avons pas échangé par Skype, juste par le bon vieux téléphone, sans image vidéo. Mais à l'autre bout du fil, je le voyais sourire.

Le bonheur de l'Office d'investissement du RPC, c'est la grosse dépense de Microsoft.

La question qui brûlait les lèvres, hier, était de savoir si le géant de Redmond, Washington, avait fait une folie en allongeant autant d'argent, en comptant s'il vous plaît, pour une société qui, en huit années d'existence, n'a jamais affiché un dollar de bénéfice net. Ainsi, le site internet TechCrunch rapportait hier de sources anonymes que le grand patron de Microsoft, Steve Ballmer, aurait allongé le double de ce que les dirigeants de Google étaient prêts à offrir pour Skype.

Remarquez bien, Microsoft a le luxe de faire une bêtise. Aux dernières nouvelles, l'entreprise fondée par Bill Gates était assise sur 50 milliards US en liquidités. Mais Steve Ballmer voit clairement dans l'achat de Skype une acquisition stratégique.

En entrevue au Wall Street Journal, il en a d'ailleurs parlé comme d'une «vraie entreprise» avec un bénéfice d'exploitation de 264 millions de dollars (2010) qui contribuera à la rentabilité de Microsoft dès sa première d'année dans le groupe. Une allusion à peine voilée aux réseaux sociaux et aux communautés qui se cherchent encore une façon de monétiser leurs fidèles.

Chose certaine, c'est une acquisition nettement plus intéressante que celle d'Yahoo!, une transaction d'environ 48 milliards US que Microsoft a contemplée en 2008. D'ailleurs, le partenariat pour le moteur de recherche qui a découlé de ce rapprochement avorté n'est pas aussi payant qu'escompté, de l'aveu même des deux entreprises.

Microsoft, c'est documenté, dépend encore trop largement de la vente de son système d'exploitation Windows et de son ensemble de logiciels pour le bureau Office. Or, les utilisateurs, plus nomades, délaissent en plus grand nombre que jamais leurs ordinateurs pour des tablettes et des téléphones intelligents. Dans cet espace, Microsoft n'a pas réussi à s'imposer, même si son nouveau système d'exploitation Windows Phone 7, bien accueilli, a reçu la caution très significative de Nokia. En février, le géant finlandais a annoncé sa décision d'abandonner son propre système en faveur de Windows Phone 7.

Microsoft est donc en mode rattrapage. Et Skype, qui continuera à être dirigée par Tony Bates, un ancien de Cisco, lui permet de faire un pas de géant dans l'espace des communications. Plus de 660 millions de personnes ont un compte Skype, bien que seulement 170 millions d'entre elles soient considérées comme actives. «Skyper» est ainsi entré dans le langage.

Une minorité d'utilisateurs se servent toutefois des services payants de Skype. Et c'est ici que Microsoft entre en jeu. Dans le prospectus initial de son premier appel public à l'épargne, déposé l'an dernier, Skype détaille sa stratégie pour percer la clientèle d'affaires, surtout chez les PME.

En intégrant Skype au courriel Outlook ou au logiciel de communications en entreprises Lync, entre autres, Microsoft pourrait rendre omniprésent ce service de communications. Pour les consommateurs, Skype sera aussi intégré aux consoles Xbox et aux téléphones Windows Phone 7, ce qui ouvre la porte à un plus grand réseautage social.

Microsoft réussira-t-elle son pari? Personne ne peut en être certain alors que les changements technologiques rapides bousculent les plans d'affaires. Sur papier, cette transaction paraît néanmoins aussi prometteuse que coûteuse.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca

207 milliards

Nombre de minutes de conversation des abonnés (2010)

663 millions

Nombre d'abonnés

860 millions

Revenus en 2010

(7 millions)

Perte nette en 2010

Source: SEC, Skype.