Ainsi donc, la Société des alcools du Québec (SAQ) a décidé de s'attaquer au marché américain. Ce sont mes collègues Vincent Marissal et Vincent Brousseau-Pouliot qui nous ont appris la nouvelle en exclusivité il y a quelques semaines. Effectivement, depuis le 8 avril, les consommateurs américains peuvent acheter du vin auprès du distributeur en ligne JJ Buckley, toute nouvelle acquisition de la SAQ. Ironiquement, selon une enquête de mes collègues, les clients américains paient en moyenne 19% moins cher que les clients québécois de la SAQ, pour des produits identiques.

Vous avez été nombreux, chers lecteurs, à réagir à cette nouvelle: le moins que l'on puisse dire, c'est que les opinions sont bien tranchées. Pour les uns, c'est une bonne chose; pour d'autres, c'est tout le contraire. Il y a aussi ceux qui y voient une injustice.

Au premier coup d'oeil, on peut croire que les gagnants, dans cette affaire, sont les citoyens québécois. Si la SAQ peut augmenter ses profits de cette façon, c'est tant mieux, puisque cet argent est remis sous forme de dividende à son unique actionnaire, le gouvernement du Québec. Le ministre des Finances ajoute ce dividende à ses revenus généraux, et s'en sert pour financer ses services publics. C'est une variante d'un argument souvent utilisé par la SAQ pour justifier ses prix, les plus élevés en Amérique du Nord: il est vrai que vous payez votre bouteille de vin quelques dollars de plus qu'ailleurs, mais vous avez accès à des soins de santé gratuits. L'argument n'est pas très solide. Cette année, la SAQ versera un dividende de 887 millions de dollars au gouvernement. Cette somme peut sembler énorme. En réalité, elle représente les dépenses de santé du gouvernement québécois pendant... 11 jours!

De plus, il est loin d'être certain que l'aventure de la SAQ sur le marché américain se traduise, du moins pendant plusieurs années, par une hausse des profits significative. Le chiffre d'affaires annuel de JJ Buckley est de 26 millions, l'équivalent du chiffre d'affaires de la SAQ pendant quatre jours. Et la SAQ ne touchera que la moitié des profits, puisqu'elle est associée à 50%, dans cette affaire, avec les fonds de la FTQ et de la CSN. C'est donc, à tout prendre, une toute petite transaction.

Petite transaction qui pourrait avoir de grandes - et fâcheuses - répercussions.

La SAQ est un monopole d'État. C'est assez facile de faire des profits quand vous n'avez pas de concurrents. Or, il est clair que ce monopole s'écroulerait comme un château de cartes s'il était soumis aux lois de la concurrence. Les salaires et conditions de travail de ses employés dépassent très largement ce que l'on trouve ailleurs dans le commerce de détail; je suis bien content pour eux, mais s'ils profitent de ces avantages, c'est précisément parce que leur employeur est un monopole. De plus, la SAQ se prend une marge bénéficiaire qui a pratiquement pour effet de doubler les prix de ses produits. Donnez à n'importe quel entrepreneur la permission d'ouvrir un magasin de vins et alcools en face d'une succursale de la SAQ. L'entrepreneur peut se contenter d'une marge bénéficiaire de 50% (ce qui n'est quand même pas rien) et peut même se permettre de verser des salaires sensiblement plus généreux que la moyenne du commerce de détail. Et, même dans ces conditions, il a des chances de mettre la succursale de la SAQ en faillite dans les six mois.

Or, la SAQ ne peut pas prétendre s'attaquer au marché de détail américain tout en continuant d'interdire aux distributeurs américains d'avoir accès au marché québécois. Devant n'importe quelle instance internationale (tribunal de l'ALENA, Organisation mondiale du commerce), c'est une cause perdue d'avance. Certes, pour l'instant, nous avons affaire à une minitransaction. Mais la porte est maintenant ouverte: si jamais quelque entreprise américaine décidait de recourir aux tribunaux pour ébranler le monopole de la SAQ, la société d'État n'aurait qu'à se reprocher sa propre gloutonnerie.

Dernier point: en vendant moins cher à ses clients américains, la SAQ ne commet-elle pas une injustice envers ses clients captifs québécois? La SAQ ne pourrait certainement pas appliquer ses grilles de prix au marché américain, ce qui l'écarterait automatiquement du marché. Pour rester concurrentielle aux États-Unis, elle devrait donc subventionner JJ Buckley. Et comment financer ces subventions, autrement qu'en puisant dans ses profits au Québec? Si c'était le cas, ce serait effectivement une véritable injustice. Mais, comme l'a brillamment expliqué Gaétan Frigon (ex-président de la SAQ) dans les pages Forum de La Presse, il s'agit de deux marchés totalement différents, où il est parfaitement possible de pratiquer des politiques de prix différentes. On ne peut donc pas vraiment parler d'injustice.