Si on se fie aux déclarations du chef libéral Michael Ignatieff, le gouvernement Harper risque de ne pas survivre au dépôt de son prochain budget, le mois prochain. M. Ignatieff semble bien décidé à faire tomber le gouvernement sur la question de l'impôt des sociétés.

Rappelons brièvement ce dont il s'agit. Lorsque les conservateurs sont élus en 2006, le taux de l'impôt fédéral sur le revenu des entreprises est de 19%. Ce taux ne bouge pas pendant trois ans. Dans son budget de février 2009, le ministre des Finances Jim Flaherty annonce qu'il sera abaissé à 18% à partir du 1er janvier 2010. L'année suivante, dans son budget de mars 2010, il annonce deux autres baisses, à 16,5% le 1er janvier 2011, puis à 15% un an plus tard. Sur papier, chaque point de pourcentage représente un manque à gagner d'environ 1 milliard pour le gouvernement. Point important: nous parlons ici du taux général de l'impôt, celui qui s'applique à toutes les sociétés. Il n'est donc aucunement question de faire un cadeau aux «grandes» entreprises, comme le veut une opinion largement véhiculée, notamment par les néo-démocrates. M. Ignatieff promet, s'il est élu, d'annuler ces baisses.

Au premier coup d'oeil, c'est évidemment un cheval de bataille qui a des chances d'être populaire. Il ne se trouvera pas grand monde pour s'apitoyer sur le sort des entreprises. Pourtant, à y regarder de plus près, la promesse libérale est incohérente, irresponsable et vide de sens.

Incohérente parce qu'elle va exactement dans le sens contraire des politiques fiscales appliquées par les libéraux quand ils étaient au pouvoir. Paul Martin, ministre des Finances de l'époque, était fermement convaincu que les baisses d'impôts des sociétés comportaient plus d'avantages que d'inconvénients. À partir de 2000, dès que sa marge de manoeuvre le lui permet, M. Martin annonce pas moins de cinq baisses successives de l'impôt des sociétés, qui passera ainsi de 28 à 19% en six ans. La promesse de M. Ignatieff représente donc, pour les libéraux, une volte-face difficile à comprendre.

De plus, le taux d'imposition n'est qu'un facteur parmi d'autres qui influencent les recettes budgétaires provenant des sociétés. On vient de le voir, le taux est passé de 19 à 18% au 1er janvier 2010. Or, pendant les huit premiers mois de l'exercice en cours, c'est-à-dire d'avril à novembre 2011 (derniers chiffres disponibles), l'impôt des sociétés a rapporté 14,4 milliards à Ottawa, comparativement à 12,7 milliards pour la période correspondante en 2009, une hausse de 13%. Si les revenus augmentent en même temps que la taxe baisse, c'est parce que la conjoncture économique s'améliore; l'emploi augmente (327 000 emplois créés au Canada depuis un an), les consommateurs reprennent confiance, les ventes des entreprises augmentent. Or, il se trouve justement que les impôts élevés nuisent à la création d'emplois. Depuis 2000, année où le taux d'imposition des sociétés était presque deux fois plus élevé que maintenant, l'économie canadienne a créé 2,5 millions d'emplois! Certes, on ne peut pas attribuer tous ces nouveaux emplois aux allègements fiscaux consentis aux entreprises, mais il est certain qu'elles y ont tenu une part importante. Ainsi, le gouvernement récupère facilement le manque à gagner résultant des baisses de l'impôt des sociétés. C'est en ce sens que M. Martin, dans le temps, y voyait plus d'avantages que d'inconvénients. Revenir en arrière dans ce dossier, comme le suggère M. Ignatieff, relève de l'irresponsabilité.

Enfin, sa promesse est vide de sens parce qu'elle ne tient pas compte d'une réalité toute simple: dans notre régime fiscal, seules les personnes physiques comme vous et moi paient de l'impôt.

Certes, les entreprises, qui sont des personnes morales, paient aussi de l'impôt, mais elles le refilent inévitablement à des personnes physiques.

Admettons un instant que M. Ignatieff soit élu et qu'il remplisse sa promesse: immédiatement, la facture fiscale des entreprises va augmenter. Vous êtes chef d'entreprise: que faites-vous? Vous pouvez considérer cette hausse d'impôt comme une nouvelle dépense et ajuster vos prix en conséquence. En ce cas, ce sont les consommateurs, c'est-à-dire vos clients, qui paieront les impôts. Vous pouvez aussi réduire vos dépenses, soit en comprimant les salaires, en réduisant l'embauche, ou en restreignant vos approvisionnements; en ces cas, ce sont les travailleurs, vos employés et les employés de vos fournisseurs, qui écoperont. Vous pouvez aussi ne rien faire de tout cela, et faire assumer la facture par l'entreprise. En ce cas, ce sont les actionnaires qui paieront les impôts.

Voilà pourquoi les administrations publiques, pas seulement le fédéral, mais aussi les provinces, vont dans le même sens. Dans leurs derniers budgets, l'Ontario, la Colombie-Britannique, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick ont tous annoncé des baisses de l'impôt des sociétés. Dans ce contexte, le nouveau cheval de bataille de M. Ignatieff apparaît singulièrement saugrenu.