Vu de l'extérieur, la scène semblait en tous points pareille à celle observée l'an dernier. Il y avait encore une poignée de manifestants à l'extérieur du centre des congrès Cobo, de Detroit, des travailleurs de l'industrie de l'auto qui réclamaient des emplois made in USA.

Mais à l'intérieur du Salon international de l'auto de Détroit, l'ambiance a changé du tout au tout. Les dirigeants de l'industrie n'affichent plus un air d'enterrement. Sur toutes les images, ils ont le sourire aux lèvres.

Une courte année. C'est tout ce qu'il aura fallu pour que les doutes sérieux sur la relance de l'industrie automobile américaine se dissipent. Bien sûr, Chrysler n'est pas tirée d'affaire, alors que Sergio Marchionne, grand patron du groupe italien Fiat, actionnaire à 25%, exécute plus laborieusement son plan de relance de cinq ans. Mais sans risque d'exagéreration, on peut parler du nouveau départ de Detroit.

C'est le constructeur Ford qui a marqué le coup, hier, en annonçant la création de 7250 postes en sol américain d'ici deux ans, dont 4000 emplois manufacturiers dès cette année. Du nombre se trouveront 750 ingénieurs qui plancheront sur les technologies vertes, notamment les batteries électriques rechargeables, le nerf de la guerre.

Que 1800 de ces postes, créés à l'usine de Louisville, Kentucky, aient déjà été annoncés, comme le remarquait l'agence Associated Press, ne devrait pas gâcher cette nouvelle, qui consacre véritablement la renaissance de Ford.

Si Ford peut se permettre de recruter des milliers de travailleurs, c'est qu'elle carbure aux profits. Voilà cinq trimestres que ses revenus excèdent ses coûts d'exploitation. Pour les neuf premiers mois de 2010, le bénéfice net de Ford totalise 6,3 milliards de dollars. Avec un quatrième trimestre prometteur, le constructeur de Dearborn, au Michigan, devrait conclure l'une des années les plus rentables de ses 107 années d'histoire.

Ce n'est pas parce que les Américains se sont rués chez leurs concessionnaires, comme tout le monde le sait. Aux États-Unis, il s'est seulement vendu 11,6 millions de voitures et de camionnettes l'an dernier. Ainsi, 2010 est une année de vaches maigres, si l'on considère l'historique des ventes américaines.

C'est parce que Ford s'est réinventée. Cette restructuration a fait beaucoup moins de bruit que celles opérées chez General Motors et chez Chrysler. Contrairement à ses deux rivaux américains, Ford n'a pas eu recours à la protection des tribunaux, une restructuration judiciaire qui lui aurait permis d'effacer le gros de ses dettes. Tout comme l'entreprise n'a pas attendu de recevoir une bouée de sauvetage de l'Oncle Sam, une aide que la haute direction de Ford jugeait humiliante.

L'entreprise a préféré prendre le long et tortueux chemin d'une «réingénierie» maison. En 2009, plusieurs mettaient d'ailleurs en doute ce choix. Avec son bilan grevé de dettes, Ford ne serait-il pas désavantagé comparativement à ses rivaux de Detroit? Mais l'image de solidité des camions Ford s'en est trouvée renforcée, un avantage sur lequel le constructeur américain a habilement misé, au plan marketing.

Surtout, Ford avait commencé à changer ses façons de faire avant même que la crise économique de 2008 ne pousse les constructeurs automobiles au bord du précipice. Un virage salutaire qu'il faut porter à l'actif d'Alan Mulally, cet ingénieur qui a pris la direction de Ford en 2006 après avoir piloté la division aviation commerciale de Boeing.

Sous Alan Mulally, Ford a fait le grand ménage dans ses marques. Pour se concentrer sur Ford, l'entreprise s'est délestée d'Aston Martin, de Jaguar, de Land Rover et de Volvo.

Le constructeur a aussi réduit le nombre de ses modèles; certains se déclinaient en plusieurs versions, selon la région du monde où ils étaient commercialisés. L'entreprise ne compte plus que 36 modèles contre 97 auparavant, des modèles dont on a relevé la qualité.

Opération moins glorieuse, Alan Mulally a joué de la hache dans l'organisation. Bureaux, usines, concessionnaires: personne n'a été épargné par ce régime minceur qui a vu l'effectif de Ford fondre de 128 000 à 75 000 employés. De quoi mettre en perspective la création de ces 7250 postes, qui seront pourvus par des employés licenciés et par de nouveaux employés avec des conditions salariales inférieures à celles de leurs confrères, en vertu de concessions syndicales.

Au final, Ford a réduit ses coûts d'exploitation de l'ordre de 14 milliards US par année. L'entreprise peut maintenant rivaliser avec les constructeurs japonais en sol américain. Pour l'heure...

Toyota n'a pas dit son dernier mot. Les constructeurs sud-coréens, Hyundai et Kia, font des progrès remarquables. Pendant ce temps, Volkswagen ambitionne de dominer la planète automobile d'ici 2018...

Ce qui n'empêche pas Ford d'apprécier son succès présent. Aux États-Unis en 2010, Ford a repris le deuxième rang de l'industrie derrière General Motors. Avec une part de marché de 16,7% (contre 15,5% en 2009), Ford a ainsi tassé Toyota, qui a été plombé par les rappels annoncés en début d'année. Au Canada, Ford a même détrôné General Motors pour prendre le premier rang, une première en 50 ans.

Comme quoi le chemin le plus long est parfois le meilleur.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca