Le manifeste du FLQ réservait une large place à la condition économique des Québécois francophones, «porteurs d'eau dans leur propre pays», comme disait Félix Leclerc.

Il est vrai que si on  regarde les choses avec le recul du temps, les francophones, bien que largement majoritaires au Québec, étaient à peu de choses près totalement absents des secteurs de la finance, de l'industrie et du commerce en 1970.

La principale institution financière contrôlée par des intérêts québécois était à l'époque la Banque Canadienne Nationale (qui allait fusionner en 1979 avec la Banque Provinciale pour former la Banque Nationale), dont l'actif frisait à peine les deux milliards, une goutte d'eau quand on sait que l'ensemble de l'actif des banques canadiennes, à l'époque, dépassait les 47 milliards. Et même chez les employés de la BCN, de la Provinciale et de la Banque d'Épargne (ancêtre de la Banque Laurentienne), on préférait de loin utiliser les termes techniques anglais : on parlait de clearing au lieu de compensation, de chèque NSF au lieu de chèque sans provision, de CSB au lieu d'obligations d'épargne. Deux autres institutions méritent d'être mentionnées : le Mouvement Desjardins et la Caisse de dépôt, mais toutes deux étaient encore dans les ligues mineures si on les compare à aujourd'hui. Dans le domaine du courtage en valeurs mobilières, on retient le nom de Lévesque Beaubien, mais c'était un poids plume à côté des géants anglais, ce qui se comprend : Lévesque Beaubien comptait sur une clientèle très majoritairement francophone, et rares étaient les francophones, à l'époque, qui maîtrisaient les principes du placement (ou même qui avaient assez d'argent pour le placer en Bourse).

Évidemment, à la Bourse de Montréal, tout se passait en anglais. En finance, donc, le vide presque total. Aujourd'hui, Desjardins (avec un actif de 163 milliards, 18e institution financière en Amérique du Nord), la Caisse de dépôt (malgré ses placements désastreux il y a trois ans) et la Banque Nationale, entre autres, sont des institutions solides. Quant aux grandes institutions canadiennes-anglaises ou américaines faisant affaires au Québec (BMO, Scotia, TD, CIBC, RBC, Merril Lynch, etc), elles n'hésitent plus à confier des postes aux plus hauts niveaux de la direction à des francophones. C'était rigoureusement impensable en 1970.

Dans le secteur industriel, il y avait bien quelques entreprises, comme Bombardier (qui, à l'époque, se contentait de produire ses petites motoneiges jaunes) et les chantiers de la famille Simard à Sorel, mais la grande industrie était massivement entre les mains de capitaux étrangers, américains surtout. Et que ce soit dans des entreprises privées, comme la Vickers, MLW, la Montréal Cotton à Valleyfield où la Celanese à Drummondville, ou publiques comme Canadair, le Canadien National ou les ateliers Angus, tous les cadres étaient anglophones. Le travailleur «canadien-français», même bilingue, avait peu de chances de s'élever au-dessus du poste de contremaître. Aujourd'hui, cette époque est révolue.

Même chose dans le commerce. En 1970, il n'y avait de géant commercial francophone que Dupuis Frères. Certes, 40 ans plus tard, Dupuis a disparu (Eaton aussi d'ailleurs, ainsi que Simpson, et les clients de La Baie en 2010 auraient bien de la misère à se retrouver dans cet ex-bastion anglo et rétro de Morgan's). En revanche, il y a aujourd'hui Jean-Coutu, Métro, Rona, Alimentation Couche-Tard, pour ne nommer que quelques grands noms. Et aussi, dans d'autres secteurs, il y a Agropur, Cascades, le Cirque du Soleil, CGI, Power, Québécor, SNC-Lavalin, Transcontinental, et beaucoup d'autres. Sans compter une société d'État aussi importante qu'Hydro-Québec.

En 1962, quelques années avant la crise d'octobre, personne d'autre que Donald Gordon n'a aussi bien personnifié la morgue des milieux d'affaires à l'égard des «porteurs d'eau». Donald Gordon était président du Canadien National. Appelé à comparaître devant un comité parlementaire, il est interpellé par un député québécois (si ma mémoire est bonne, je crois que c'était un créditiste) qui lui demande pourquoi on ne trouve aucun canadien-français parmi les 17 vice-présidents de l'entreprise. La réponse : parce qu'il n'y a pas de canadien-français assez compétent pour occuper ce poste. J'avais 18 ans à l'époque, je me souviens très bien du déferlement de colère qui a balayé le Québec. C'est précisément de genre d'arrogance qui a favorisé l'éclosion du FLQ.

En 2010, non seulement les Québécois francophones contrôlent-ils plus de grandes entreprises que jamais, mais on les retrouve massivement dans les conseils d'administration et la haute direction de toutes les entreprises de quelques importance faisant affaires au Québec.

Les auteurs du manifeste du FLQ savaient ce qu'ils faisaient en s'adressant à M. Bergeron de la rue Visitation, à M. Legendre de Laval, à M. Tremblay de la rue Panet, à Mme Lemay de Saint-Hyacinhe : ils visaient des millions de travailleurs québécois qui savaient, du simple fait qu'ils étaient nés Québécois, n'auraient jamais la même chance dans la vie que les «Anglais».

Heureusement, c'est de l'histoire ancienne.