On a beaucoup discuté de la décision du gouvernement Harper de remplacer le questionnaire long obligatoire du recensement par une enquête à participation volontaire auprès des ménages.

Le débat s'annonçait au départ plutôt technique, mais il a vite déclenché les passions.

Lors du recensement, un ménage sur cinq reçoit un formulaire long, beaucoup plus détaillé que le questionnaire de base. On y pose, entre autres, des questions sur le revenu, la langue parlée à la maison, la scolarité, la religion, le logement, les moyens de transport, l'état de santé, l'origine ethnique. Les ménages qui reçoivent le formulaire long sont tenus par la loi d'y répondre. En principe, ceux qui refusent de participer à l'enquête sont passibles de peines pouvant aller jusqu'à la prison. En réalité, personne au Canada n'est jamais allé en prison pour cela.

Les conservateurs soutiennent qu'il s'agit d'une intrusion dans la vie privée des gens.

De façon massive, économistes, démographes, gens d'affaires, chercheurs universitaires, sans compter près de 400 associations et groupes sociaux s'opposent à cette décision. Un sondage de la Canadian Association for Business Economics (qui regroupe 650 économistes canadiens) montre que seulement 6% des économistes approuvent le gouvernement. Pour une raison simple: Statistique Canada perdrait un instrument d'une crédibilité, d'une utilité et d'une efficacité incomparables.

Ce sont les résultats du questionnaire long, par exemple, qui permettent de mesurer les transferts linguistiques, les écarts de revenus entre hommes et femmes, la condition socio-économique des immigrants, les moyens de transport des travailleurs, les migrations interprovinciales, la situation financière des familles monoparentales et beaucoup d'autres sujets.

Malgré les protestations, les conservateurs ont toujours obstinément refusé de revenir sur leur décision.

Or, voici que, cette semaine, trois interventions importantes sont venues apporter de l'eau au moulin des opposants.

La première provient d'un poids lourd: Mark Carney, gouverneur de la Banque du Canada. Dans une entrevue au Globe&Mail de Toronto, M. Carney rappelle que la banque ajuste sa politique monétaire en fonction d'une foule de variables qui influent sur le comportement de l'économie, comme les revenus des ménages, le marché du travail ou la productivité. Or, une enquête à participation volontaire n'aura jamais la même qualité, la même fiabilité et la même précision que les résultats du questionnaire long obligatoire. M. Carney est clair: il craint être privé d'un instrument important. Quand on prive l'organisme chargé de déterminer la politique monétaire (et donc les taux d'intérêt) d'un outil aussi utile, ce n'est certainement pas une bonne nouvelle pour l'ensemble des Canadiens.

Une autre intervention importante émane de l'Institut de la statistique du Québec. Jeudi, l'ISQ a publié un communiqué qui soulève une question plus ou moins laissée de côté jusqu'à présent: l'impact de la décision conservatrice sur les finances publiques et, par ricochet, sur les poches des contribuables. Cet impact risque d'être considérable. Il faut évidemment s'attendre, écrit l'ISQ, à «une diminution significative de la qualité de l'information statistique disponible en termes de fiabilité, comparabilité et cohérence. Or, cette information statistique est cruciale, compte tenu des milliards de dollars en jeu, pris à même les fonds publics, dans le cadre des différents programmes ou politiques publiques».

Autrement dit, si le gouvernement du Québec veut introduire un nouveau programme (une subvention au logement ou une aide financière aux jeunes travailleurs, par exemple), il ne disposera que de statistiques incomplètes. Comme il est hors de question de procéder à l'aveuglette, Québec devra procéder à ses propres enquêtes, et assumer les coûts qui viendront avec. D'où une situation absurde: mettons que le gouvernement met sur pied un nouveau programme d'aide aux familles monoparentales; une partie du budget devra être affectée à une enquête qui déterminera les besoins, alors que le questionnaire long fournit déjà les renseignements nécessaires. Si on veut procéder autrement, on peut toujours financer l'enquête à même les impôts des contribuables. Ce n'est pas une bonne nouvelle, ça non plus.

L'ISQ demande le rétablissement du questionnaire long obligatoire, même s'il faut pour cela retarder la date du recensement (prévu pour le mois de mai).

Enfin, toujours cette semaine, l'économiste John-Kurt Pliniussen, de l'Université Queen's (considéré comme un des meilleurs spécialistes ontariens en matière de compétitivité, d'innovation et de mise en marché), est venu rappeler que la décision conservatrice entraînera des pertes d'emplois et des faillites, parce que de nombreuses entreprises n'auront plus accès aux données statistiques qui les aident à prendre de bonnes décisions. Une autre mauvaise nouvelle.

Tout ce monde, M. Carney, M. Pliniussen, l'ISQ, parle au nom de la raison et du gros bon sens. Se trouvera-t-il à Ottawa des esprits assez sensés pour en tenir compte?