Encore heureux que Pierre Karl Péladeau et sa garde rapprochée soient munis de rutilants casques de construction jaunes, comme les téléspectateurs ont pu le voir lors du lancement des services sans fil de Vidéotron sur la chaîne communautaire Vox. Parce que les dirigeants de Quebecor n'ont jamais vu venir la tuile qui leur est tombée dessus hier.

Mais, qui aurait pu prévoir que Bell fasse volte-face pour racheter la totalité des actions de CTV, le plus grand diffuseur au pays ?

Une journée après que Vidéotron eut fait une incursion dans le sans-fil, qui a longtemps été son marché de prédilection, Bell a rendu au câblodistributeur québécois la monnaie de sa pièce. L'entreprise montréalaise a racheté toutes les actions de CTV qu'elle ne détenait pas déjà (85%), une transaction de 1,3 milliard de dollars, en excluant la prise en charge de la dette de 1,7 milliard.

«C'est une journée historique pour Bell», a dit son président et chef de la direction, George Cope. Et comment.

BCE s'était départi du gros de ses actions dans le diffuseur CTV en 2005. Le grand patron de l'époque, Michael Sabia, avait choisi de recentrer l'entreprise sur les services de télécommunications purs, reniant la stratégie de convergence entre les contenus et les plates-formes de diffusion qui avait été pilotée par Jean Monty.

En 2000, BCE avait acquis pour 2,3 milliards de dollars un diffuseur moins imposant que CTV ne l'est aujourd'hui. Car CTV chapeaute maintenant les chaînes télé spécialisées de CHUM et 34 stations de radio, dont la station FM la plus écoutée au pays.

C'est donc au tour de Michael Sabia de voir sa stratégie répudiée. Mais ce dirigeant qui a été parachuté à la tête d'une Caisse de dépôt et placement du Québec en pleine dérive pourrait difficilement s'en plaindre, compte tenu de la participation de 45% de l'institution dans le groupe Quebecor Média, qui a toujours gardé le cap sur la convergence.

Alors qu'il roulait vers le Maine, hier matin, Jean Monty a reçu un courriel de George Cope. «Je crois que ceci pourrait vous intéresser», ironisait le grand patron de Bell.

Jean Monty, qui a démissionné au printemps de 2002, avait du mal à cacher sa satisfaction devant la tournure inattendue des événements. «Cela me réconforte de voir que l'entreprise va de l'avant plutôt que de l'arrière en vendant des actifs», a-t-il dit en entrevue téléphonique.

«CTV donne à Bell le même arsenal pour faire face aux compagnies de câble», a-t-il ajouté. Néanmoins, il trouve «regrettable» que l'entreprise ait perdu tout ce temps. BCE se trouve à la remorque d'une stratégie dont elle était l'une des pionnières.

Il n'y a que les fous qui ne changent pas d'idée, veut le diction. «Pour revenir sur une décision et défaire ce qui a été fait, cela prend du guts», juge toutefois Jean Monty, en louant le «courage» dont George Cope et le conseil d'administration de BCE ont fait preuve.

Pour justifier cette acquisition de BCE que des analystes, toujours aussi allergiques à la convergence, mettent en doute, George Cope ne parle pas tant d'audace que de circonstances qui ont changé, surtout depuis un an. Shaw a racheté le réseau Global et les chaînes spécialisées de Canwest Global Communications. Le câblodistributeur américain Comcast a mis la main sur NBC Universal, l'ancienne division de divertissement de General Electric. Ainsi, la propriété des télédiffuseurs se trouve plus en plus aux mains de sociétés de télécommunications, qui disposent de nouvelles plates-formes comme les téléphones intelligents, les iPad et autres tablettes pour rentabiliser la vidéo.

Cette réalité impose un certain pragmatisme plutôt qu'une conversion à la convergence. D'ailleurs, ce «buzzword» du début des années 2000 ne figure nulle part dans les documents de BCE, où il est plutôt question d'intégration verticale.

«Si je suis pris pour acheter du contenu de concurrents, disons que ma position de négociation n'est pas très forte. Ce n'est pas prudent d'être à la merci d'entreprises avec qui nous rivalisons à tous les jours pour gagner des clients», dit George Cope.

Au cours de l'année en cours, Bell devrait dépenser 600 millions de dollars pour acquérir de la programmation télé. Ce poste enfle d'ailleurs de 10% par an depuis cinq ans.

Tout comme Vidéotron, BCE pourra offrir à ses abonnés du câble, de l'internet et du sans-fil ses contenus exclusifs. CTV, qui cartonné avec les Jeux olympiques de Vancouver, détient encore les droits de diffusion des Jeux d'été de 2012 à Londres. Surtout, sa chaîne spécialisée RDS a les précieux droits de diffusion des matchs du Canadien de Montréal jusqu'en 2012-13.

En revanche, avec l'exception notable de RDS, CTV ne dispose d'aucun autre contenu en français pour aider Bell à séduire les Québécois. À moins que Bell ne revienne au capital de l'ancienne TQS, alias V, ce qui serait un (autre) retournement ahurissant !

Chez les grandes entreprises de télécommunications du pays, seule Telus fait maintenant bande à part, ne produisant pas ses propres contenus.

CTV est rentable et embellira les résultats de BCE dès le jour 1. Mais tout n'est pas acquis, loin de là. Si les chaînes spécialisées font de l'argent comme de l'eau, il en va tout autrement de la télé généraliste. La reprise de la publicité pour les chaînes généralistes sera faible (2%) l'année prochaine, prévoient d'ailleurs les analystes de Capitaux Scotia.

De plus, si la diffusion de vidéos, d'émissions et de films sur les nouvelle plates-formes (ordinateur, sans-fil, tablette) se fait au détriment des activités de télédistribution (par câble ou par satellite), les sociétés de télécoms risquent de cannibaliser leurs revenus.

La convergence 2.0 doit encore faire ses preuves. Mais, cette fois-ci, tout le monde ou presque est dans le même bateau.