Les rumeurs au sujet d'une acquisition de PotashCorp circulaient depuis un an de façon persistante. Un analyste financier américain avait même prédit que c'est la société australienne BHP Billiton Limitée qui se porterait acquéreur du premier producteur de potasse de la planète.

Et comme si ce n'était pas déjà annoncé, les transactions se sont multipliées ces derniers mois dans l'industrie des fertilisants, en pleine ébullition.

Malgré tout, les Canadiens sont tombés des nues hier en apprenant que PotashCorp, longtemps l'enfant chéri de la Bourse canadienne, était la cible d'une proposition d'achat non sollicitée.

Après la vague d'acquisitions qui a élagué les sièges sociaux du pays, le Canada n'a déjà plus beaucoup de «champions nationaux», comme on les appelle en France. Or, PotashCorp est à la Saskatchewan ce qu'Hydro-Québec est au Québec: une immense source de fierté nationale.

Pour reprendre la populaire chanson du groupe Les Trois Accords, c'est la Saskatchewan qui, cette fois, a l'impression de s'être fait voler sa femme.

Remarquez, rien n'est encore coulé dans le ciment. Les dirigeants de PotashCorp ont déchiré leur chemise hier matin lors d'une téléconférence au cours de laquelle ils ont protesté et dénoncé sur tous les tons cette transaction de 38,6 milliards US, en espèces s'il vous plaît.

«Cette offre sous-estime notre entreprise de façon si grossière, et est si visiblement opportuniste, qu'elle ne pourrait même pas servir de base à des négociations», a dit Bill Doyle, président et chef de la direction de PotashCorp.

Bill Doyle a raison de s'énerver. La prime de 16% sur le cours de fermeture de l'action de Potash à la Bourse de New York lundi est chiche.

Jacques Nasser, président du conseil de BHP, a d'ailleurs ajouté l'insulte à l'injure en affirmant que cette prime était «conforme à la moyenne pour des transactions d'acquisition au Canada». Or, comme l'a noté l'analyste Prashant Juvekar, de la firme Citigroup, la prime moyenne pour une acquisition dans l'industrie des fertilisants depuis cinq ans frise plutôt les 30%.

Pour se protéger, PotashCorp s'est dotée d'une mesure surnommée dragée toxique. Celle-ci a le potentiel de doubler les actions en circulation dès qu'une personne ou un groupe acquiert plus de 20% du capital de ce producteur.

Mais, comme l'histoire d'Alcan nous l'a enseigné, dès qu'une entreprise est prise pour cible, qu'elle le veuille ou nom, elle est mise en vente aussi ostensiblement que si elle avait planté une pancarte «À vendre» sur son gazon. Les groupes miniers Rio Tinto, du Royaume-Uni, et Vale, du Brésil, se lanceront dans l'arène, prédit Mark Gulley, du courtier Soleil Securities, dans le Wall Street Journal.

Bref, une transaction apparaît presque inévitable, à défaut d'être incontournable.

Le gouvernement fédéral interviendra-t-il pour bloquer cette transaction? Surtout, le devrait-il? Grave question.

Même si le marché de la potasse s'est cassé en 2009 - et c'est un peu beaucoup la faute des producteurs qui ont exagéré et laissé son prix grimper à plus de 1000$US la tonne métrique, s'aliénant leurs grands clients en Asie - l'or rose est promis à un brillant avenir.

Rares sont les pays qui ont de la potasse dans leur sous-sol - le Canada et les pays de l'ancienne Union soviétique auraient 80% des réserves mondiales. En plus, creuser une mine de zéro peut prendre jusqu'à sept ans.

Autant la ressource est limitée, autant elle est irremplaçable pour accroître le rendement des récoltes. Une nécessité avec les 2,5 milliards de bouches de plus que la planète devra nourrir d'ici 2050. Surtout que l'urbanisation réduit l'étendue des terres agricoles dans le monde.

Pour toute ces raisons, la potasse est une ressource éminemment stratégique. En revanche, le Canada n'en a pas besoin pour assurer sa propre sécurité alimentaire.

Les terres de l'ouest du pays, où sont concentrées les récoltes céréalières, sont si riches en potasse que les agriculteurs n'ont pas besoin d'en épandre davantage, explique Sylvain Charlebois, vice-doyen de l'école de gestion et d'économie de l'Université Guelph, en Ontario. Ainsi, l'essentiel de la production canadienne de potasse est exportée, note ce spécialiste de l'industrie alimentaire.

Par ailleurs, peu importe si PotashCorp est de propriété australienne, britannique, brésilienne ou canadienne, l'entreprise devra payer des royautés à la Saskatchewan.

Il reste la question du siège social. Dans la lettre qu'il a fait parvenir au président du conseil de PotashCorp, Jacques Nasser s'engage à maintenir le siège social mondial des activités liées à la potasse en Saskatchewan. Cet ancien dirigeant de Ford (il a piloté les acquisitions de Volvo et de Land Rover) s'engage aussi à ce que le PDG et son équipe de direction soient établis dans la province.

Ce genre de promesse ne résiste pas toujours à l'épreuve du temps et mène souvent à un désengagement de l'entreprise dans la vie de sa communauté. Mais, disons que c'est mieux que rien.

Pourquoi s'en faire, donc? Surtout qu'en autorisant des acquisitions étrangères, le Canada ne se ferme pas de portes à l'étranger. Lundi, par exemple, c'était le producteur canadien Agrium qui déposait une offre d'achat non sollicitée pour ravir le négociateur de blé australien AWB.

Il y a toutefois un détail qui agace. Un détail de taille. L'offre d'Agrium vaut 1,2 milliard de dollars australiens. Celle de BHP Billiton, toute ridiculement basse qu'elle soit à 38,6 milliards US, s'annonce comme la plus importante mainmise étrangère de l'histoire du pays.

Et c'est à l'image de nos relations avec le monde. Entre 2000 et 2008, aucun pays n'a vendu autant de ses grandes entreprises à des intérêts étrangers que le Canada, concluaient les consultants Secor après analyse des grandes transactions rapportées par Bloomberg.

Un pays peut-il prospérer à long terme tout en liquidant les grandes entreprises qui font vivre ses industries de services et ses institutions culturelles? J'ai bien peur que non.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca