La crise a été évitée de justesse. La société ontarienne Research in Motion (RIM) et l'Arabie Saoudite sont parvenues à un compromis de dernière heure qui permettra aux quelque 700 000 utilisateurs de ce pays du Levant de conserver leur téléphone BlackBerry.

Incapable de filtrer les communications de ces appareils, l'Arabie Saoudite avait menacé d'interrompre le service de messagerie instantanée des BlackBerry à compter de vendredi dernier. Et cela, autant pour prévenir les attentats terroristes que pour empêcher les Saoudiens de contourner les stricts codes sociaux du royaume.

Mais, ne cherchez pas les détails de ce fameux «accommodement». Ni RIM, ni l'Arabie Saoudite ne les révèlent. Tout au plus a-t-il été permis d'apprendre, par l'entremise de l'Associated Press, que RIM installera un ou des serveurs en Arabie Saoudite, afin que le gouvernement puisse mieux épier les communications des utilisateurs.

Malgré tout, RIM espère sauver les apparences. Jamais la sécurité et la confidentialité des communications, ses marques distinctives dans l'industrie hautement concurrentielle du téléphone intelligent, ne seront compromises. C'est ce que martèle depuis une semaine le fondateur de l'entreprise, Mike Lazaridis.

Les communications sont cryptées et relayées par des serveurs de l'entreprise, dont plusieurs se trouvent au Canada. Ainsi, s'il faut croire RIM, personne, pas même les ingénieurs de l'entreprise, ne pourrait décoder les messages des utilisateurs professionnels en entreprise ou au gouvernement.

Nombreux sont ceux qui ont du mal à gober cette histoire. À commencer par les Émirats Arabes Unis, l'Arabie Saoudite, l'Inde et l'Indonésie, les pays qui ont RIM dans leur ligne de mire. Si la Chine, qui est obsédée par sa sécurité intérieure et par le contrôle de la dissidence, a fini par permettre à ses opérateurs sans fil d'offrir des BlackBerry, après une année de négociations, c'est que Pékin peut tout voir. Parions que c'est la même chose en Russie.

On peut parfaitement concevoir que les Émirats Arabes Unis ou l'Inde veuillent être traités de la même façon. Les attentats de Mumbai n'ont-ils pas été orchestrés par des terroristes qui communiquaient au moyen de BlackBerry? En ce sens, les demandes d'accès et de surveillance des pays risquent de se multiplier à la suite du «précédent» de l'Arabie Saoudite, qui n'en est pas véritablement un.

Le bras de fer entre RIM et ces pays émergents est emblématique du conflit, de plus en plus ouvert, entre les sociétés de communications et les pays les plus inquiets ou répressifs. Que l'on songe, entre autres, aux difficultés du moteur de recherche Google en Chine.

Au nom de la liberté d'expression, les États-Unis ont vivement critiqué les demandes de surveillance accrue de l'Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis. Ces derniers prévoient toujours couper trois services populaires du BlackBerry à compter du 11 octobre (courriel, messagerie instantanée, navigation internet).

Cette préoccupation des États-Unis n'est pas complètement désintéressée. Les services de renseignement américains ont trouvé dans le gazouillis de Twitter une mine d'informations sur l'opposition populaire en Iran à la suite des élections présidentielles de 2009. Et plusieurs des sociétés techno visées sont américaines, même si ce n'est pas le cas de RIM.

Il est d'ailleurs pour le moins déconcertant que les États-Unis aient pris la défense de RIM en premier. Le ministre du Commerce international, Peter Van Loan, a réagi trois jours après le département d'État des États-Unis!

Depuis l'effondrement de Nortel, RIM est la plus grande société techno au pays, avec 46 millions d'abonnés et un chiffre d'affaires de 15 milliards US. La majorité de ses près de 14 000 employés travaille à Waterloo, à l'ouest de Toronto. Il faut croire que le gouvernement de Stephen Harper était trop occupé à défendre son indéfendable décision de remplacer le questionnaire long et obligatoire du recensement de Statistique Canada pour se soucier d'une question aussi mondaine...

Les États-Unis ont ainsi fait de ce conflit une question de liberté. Mais il faut voir que les arguments commerciaux ont plus de poids que les beaux principes lorsque de grands marchés sont en jeu.

Après avoir «vu la lumière» et dérouté le trafic internet de la Chine continentale à Hong Kong en guise de protestation contre la censure et le piratage informatique, Google est revenu sur sa position en juillet afin de conserver sa licence d'exploitation dans l'Empire du Milieu. Même en étant lointain deuxième derrière le moteur chinois Baidu, difficile pour Google de tourner le dos à la Chine.

De la même façon, RIM n'a pas les moyens de se faire expulser des puissances montantes du Proche-Orient et de l'Asie. La croissance ralentit en Amérique du Nord, tandis que la concurrence des téléphones qui s'appuient sur le système d'exploitation Android de Google devient plus féroce. Le pourcentage des revenus que RIM tire hors Amérique du Nord a presque doublé en deux ans et atteint maintenant 41%.

L'avenir de RIM, il est là. Encore faut-il que la société puisse offrir ses téléphones sur ces marchés.

À quel prix est-ce que RIM continuera d'opérer en Arabie Saoudite? Peut-être que l'entreprise ontarienne permet seulement à la royauté de surveiller plus étroitement les communications des consommateurs dits ordinaires. Ces communications, qui ne transitent pas par les serveurs de RIM, sont moins sécurisées que celles des professionnels.

Mais en modulant la sécurité et l'intégrité de son service à travers le monde, RIM joue avec le feu. Hier, le gouvernement allemand a exigé de ses ministres qu'ils se départissent de leur téléphone BlackBerry et iPhone, les jugeant trop vulnérables au piratage.

Les Allemands font peut-être erreur en mettant les deux appareils sur un pied d'égalité - et en les invitant à utiliser les appareils allemands Simko de Deutsche Telekom, ce qui s'apparente à du protectionnisme! Mais lorsque RIM propose des accommodements, c'est toute la forteresse du BlackBerry qui s'ébrèche.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca