On peut le dire sans crainte d'exagérer: c'était l'une des décisions les plus attendues de l'histoire du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Une décision qui change les paramètres de l'industrie de la télévision, mais aussi de sa distribution, qu'elle se fasse par câble ou par satellite. Avec des enjeux financiers énormes pour toutes les entreprises impliquées: Bell Canada, Cogeco, Quebecor, Radio-Canada, Rogers, Shaw, V, etc.

Est-ce pourquoi les commissaires du CRTC ont accouché d'une décision qui ménage la chèvre et le chou?

La troisième audience du CRTC sur le même sujet en quatre ans aura été la bonne pour les chaînes télé généralistes. Elles qui ont toujours fourni leur signal télé gratuitement réclamaient le droit de se faire payer des redevances des câblodistributeurs et des télédistributeurs par satellite. Et cela, au même titre que les chaînes spécialisées.

Alors que les réseaux de télé privés au pays ont été déficitaires pour la première fois de leur histoire en 2009, avec une perte de 116 millions de dollars au total, l'argument a cette fois-ci porté.

Mais il s'agit d'une demi-victoire pour ces chaînes généralistes - dont Radio-Canada a été exclue, ce qui représente un dur revers pour la société d'État. Ces chaînes généralistes n'obtiendront pas des redevances d'office, comme la somme de 25 cents par chaîne généraliste par mois que le président du CRTC, Konrad von Finckenstein, avait évoquée lors des audiences tenues à l'automne, ce qui aurait représenté une hausse de 1,75$ par mois pour un abonné du câble de Montréal. (À l'époque, d'ailleurs, cette suggestion ne semblait pas innocente.)

Les chaînes généralistes ont seulement obtenu le droit de négocier des redevances, avec tous les risques d'impasse que l'on puisse imaginer. C'est ce que le CRTC appelle une «solution axée sur le marché». Une solution qui offre un avantage immense au Conseil, qui n'aura pas à se mouiller et à être la cible de critiques, comme c'est toujours le cas.

Le rôle du Conseil sera ainsi limité. Il interviendra seulement si les deux parties en font la demande ou si l'une négocie de mauvaise foi. Pour le reste, c'est un cas de «arrangez-vous avec vos problèmes».

En cas d'échec des négociations, les réseaux de télé pourront retirer leur signal, comme c'est le cas aux États-Unis. C'est ainsi que la chaîne américaine ABC a récemment privé les abonnés de Cablevision Systems à New York de ses émissions. Quatorze minutes après le début de la cérémonie de remise des Oscars, Cablevision et la société mère d'ABC, Walt Disney Co., en venaient miraculeusement à une entente!

«Les télédiffuseurs et les distributeurs vivent une relation de symbiose. Il est temps qu'ils oublient leurs divergences et collaborent, afin que la télévision conventionnelle puisse continuer d'exister», a déclaré Konrad von Finckenstein.

À voir les campagnes publicitaires négatives et les échanges acrimonieux entre dirigeants de l'industrie dans les mois qui ont précédé les audiences du CRTC, c'est ce qu'on appelle rêver en Technicolor!

On imagine d'ici les dirigeants de TVA réclamer 5$ par mois par abonné au câblodistributeur Cogeco, sous peine de lui couper le signal en pleine émission du Banquier, alors qu'il ne reste que trois valises à ouvrir...

En fait, je soupçonne qu'il n'y a qu'entre TVA et Vidéotron, une société soeur chez Quebecor, que les négociations vont bien se dérouler. Tu veux 5$ par abonné par mois? Pas de problème.

Qui s'en plaindra? Car les consommateurs n'auront pas grand mot à dire. Et c'est bien le drame de cette décision. Surtout que la concurrence dans la distribution est fort limitée.

Dans plusieurs coins en campagne où le câble ne se rend pas, il n'y a que la télé par satellite. Et même en ville, les choix sont limités alors que la télévision est de plus en plus imbriquée dans un bouquet de services (internet, téléphonie IP) assorti d'un contrat de longue durée. Pas si simple que cela de divorcer de son fournisseur télé, même si on peut toujours se rabattre sur la télé par internet ou sur les bonnes vieilles oreilles de lapin.

Les distributeurs télé auront beau jeu de refiler la facture des redevances des télés généralistes à leurs abonnés. Pendant toute la durée des audiences, ils ont d'ailleurs dit qu'ils comptaient le faire.

Est-ce légitime dans un contexte où les distributeurs de télé affichent des marges de profit de plus de 25%? Peu importe, les distributeurs n'ont aucune intention de puiser dans leurs profits de 2,3 milliards en 2009 pour assumer ce qu'ils ont surnommé la «taxe télé».

Or, le CRTC ne semble pas s'être soucié des consommateurs. S'il faut vraiment secourir les télés généralistes touchées par la fragmentation des auditoires, et c'est une question hautement discutable (vient-on en aide aux journaux qui souffrent du même problème?), qu'on le fasse à partir de l'enveloppe actuelle des redevances, qui est déjà richement pourvue.

Ce sont les chaînes télé spécialisées qui profitent le plus de ces redevances. Celles-ci leur avaient été accordées au début des années 80, pour favoriser l'éclosion de ces chaînes. Mais aujourd'hui, cette aide n'a plus sa raison d'être. Les chaînes spécialisées sont des planches à imprimer des billets. De 2003 à 2008, leurs profits, en progression constante, ont doublé à 686 millions de dollars, selon les calculs que Radio-Canada a soumis au CRTC.

Pourquoi avoir balayé cette question sous le tapis?

Il y a une grande iniquité entre les chaînes généralistes et les chaînes spécialisées. Mais ce n'est pas au consommateur à payer pour la corriger.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca