En peignant une pipe avec sa légende «Ceci n'est pas une pipe», Magritte a montré dans La trahison des images que nier une évidence peut servir à provoquer la réflexion sur le réel et sa représentation. Convaincu de la valeur du procédé, je propose de souligner la Journée mondiale de l'eau (22 mars) par une telle provocation surréaliste: non, l'humanité ne fait pas face à une crise mondiale de l'eau.

En peignant une pipe avec sa légende «Ceci n'est pas une pipe», Magritte a montré dans La trahison des images que nier une évidence peut servir à provoquer la réflexion sur le réel et sa représentation. Convaincu de la valeur du procédé, je propose de souligner la Journée mondiale de l'eau (22 mars) par une telle provocation surréaliste: non, l'humanité ne fait pas face à une crise mondiale de l'eau.

Si la première grande rencontre internationale sur l'eau remonte à 1977, ce n'est que dans les deux dernières décennies que s'est construite l'idée selon laquelle nous serions confrontés à une «crise mondiale de l'eau». Depuis le début des années 90 se succèdent en effet les reportages-chocs annonçant que l'humanité pourrait bientôt être à court d'eau, images de terres desséchées et craquelées à l'appui. En fait, souligne-t-on, l'accès à l'eau de centaines de millions de personnes est déjà déficient, au point où un enfant en meurt toutes les huit secondes.

Pour éprouvante que soit cette réalité, la qualifier de «crise mondiale de l'eau» ne convient peut-être pas. D'abord, s'agit-il d'une «crise»? Pas nécessairement, du moins si on part du principe qu'une crise correspond à l'aggravation subite d'une situation. Or, la première grande rencontre internationale sur l'eau évoquée ci-haut - tenue il y a plus de 30 ans - visait déjà à s'attaquer au drame de l'accès à l'eau déficient à l'échelle mondiale. La Décennie internationale de l'eau potable et de l'assainissement (1981-1990) qui s'ensuivit avait d'ailleurs pour objectif de régler définitivement le problème... Il ne s'agit pas ici de banaliser la situation actuelle en lui retirant son statut de «crise»; au contraire, elle est d'autant plus tragique que le problème semble chronique.

Évidemment, vu le nombre scandaleusement élevé de personnes dont l'accès à l'eau est déficient, nier le caractère mondial du phénomène paraît absurde. À tout le moins, ce caractère mondial peut être qualifié. C'est-à-dire qu'il n'est pas tant question d'une crise unique s'abattant sur la planète, que d'une myriade de crises de l'eau locales et régionales. Autrement dit, l'utilisation que fait la population québécoise de l'eau, mal avisée ou non, a peu à voir avec la soif dans le monde: la consommation d'eau est localisée et ne relève pas d'un marché unifié.

En ce sens, il est partiellement trompeur de parler en termes de «réserves d'eau mondiales» et de «demande mondiale en eau». Ce qui importe du point de vue de l'accès à l'eau des populations, ce sont les ressources disponibles localement ou à l'intérieur d'un bassin versant. D'ailleurs, si des communautés souffrent d'un accès à l'eau déficient un peu partout sur la planète, y compris au Canada, il reste que le problème est fortement concentré dans certaines zones, l'Afrique subsaharienne en premier lieu.

Il est vrai qu'il existe une telle chose que le cycle hydrologique global et que l'humain a une influence sur celui-ci, notamment à travers les changements climatiques, qu'il favorise. Toutefois, cela ne signifie pas que l'humanité tienne l'eau en partage de la même manière que l'atmosphère, véritable «poubelle commune» pour gaz à effet de serre.

Et puis même si l'ensemble de l'humanité tirait son eau d'un puits unique, on peut être assuré que celui-ci ne serait jamais à sec, au sens où en matière d'eau, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Il y a aujourd'hui autant d'eau sur Terre qu'à l'époque lointaine où l'homo sapiens était encore un chasseur-cueilleur.

Si la ressource est bel et bien finie, limitée, elle n'en est pas nécessairement rare pour autant, des quantités colossales d'eau étant continuellement recyclées à travers le cycle hydrologique. De cet angle, il n'en tient qu'à nous de vivre à l'intérieur des limites hydrologiques naturelles. Certes, on peut, à la marge, accélérer le cycle grâce au dessalement de l'eau de mer ou saumâtre, mais pour l'essentiel, il faut savoir hiérarchiser nos usages et en améliorer l'efficience. Globalement, ce n'est donc pas une crise de l'eau comme telle qu'il faut redouter, mais une mauvaise gestion ou gouvernance de la ressource. D'ailleurs, l'impact des changements climatiques sur la disponibilité de l'eau dans le monde est bien moins à craindre que celui des croissances démographique et économique à venir.

Au demeurant, dans la mesure où la problématique de l'eau renvoie d'abord à la mort et à l'atteinte à la dignité de millions de personnes chaque année, parler de crise de l'eau devient carrément insensé. De fait, virtuellement partout sur la planète on trouve suffisamment d'eau pour répondre aux besoins fondamentaux de chacun.

Le problème se situe plutôt du côté de la distribution: un manque cruel d'infrastructures, de capacité institutionnelle ainsi que de ressources humaines et financières est le premier responsable du pauvre accès à l'eau à l'échelle mondiale. Ceci n'est pas une crise de l'eau, c'est un problème politique.

Bien entendu, parler ou non de crise mondiale de l'eau ne change rien à la matérialité des défis auxquels l'humanité fait face. Et puis, interprétée différemment, la situation actuelle peut légitimement justifier la notion d'une crise mondiale de l'eau. Je l'ai annoncé d'emblée, la présente réflexion se voulait provocante, quitte à forcer le trait. Il reste que les idées reçues peuvent parfois camoufler certaines vérités dérangeantes ou détourner de l'essentiel.

Or, il se trouve que les populations qui souffrent et souffriront le plus de la crise mondiale de l'eau la subissent déjà depuis longtemps et ont en commun d'être pauvres et marginalisées. Cette crise n'est pas une fatalité imposée de l'extérieur: l'humanité n'est pas prête de manquer d'eau. Reflet d'un monde profondément injuste, elle est plutôt notre fait et notre responsabilité.